"Il vient de réaliser sa cinquième greffe du visage, devenant le chirurgien le plus expérimenté au monde dans une technique relevant, pour un temps encore, de l'exploit médical. Le Pr Laurent Lantieri, chef du service de chirurgie plastique de l'hôpital Henri-Mondor (Créteil, Val-de-Marne), pourrait se prendre pour un démiurge. Il n'en est rien. A 47 ans, ce médecin hors normes préfère classer son métier dans la catégorie de l''artisanat', se félicitant avant tout de son habileté à suturer de minuscules vaisseaux. Son aventure n'a pas démarré sous les meilleurs auspices. En 2005, un confrère lui souffle la première mondiale en opérant une jeune femme mordue par son chien. Depuis, le Pr Lantieri a démontré, par le nombre, que l'on peut vivre, et bien vivre, en portant le visage d'un autre. Quand L'Express lui a téléphoné, il profitait de sa dernière journée de vacances. Décontracté, il nous a reçus le jour même dans son appartement parisien. Réservé de nature, parfois raide, ce fils de militaire s'est montré, comme rarement, tel qu'il est. Un homme que ses rêves de grandeur portent toujours plus loin.
Vous venez de réaliser, en juillet, votre cinquième greffe de la face, soit la plus longue série au monde. Vous êtes fier de vous?
J'ai redonné figure humaine à ces personnes que la maladie ou les accidents de la vie avaient rendues monstrueuses, et oui, j'en suis fier. L'opération leur a rendu un nez, une bouche, un menton, des paupières, ces traits qui permettent aux êtres humains de se reconnaître entre eux. Ils n'ont pas forcément le visage de M. Tout-le-monde. On se doute bien, quand on les croise, qu'ils ont subi des interventions. Mais je les ai réintégrés dans la grande communauté des hommes.
Vous pensez notamment à votre premier patient, souvent comparé, faute d'autres références, à Elephant Man?
Le cas de Pascal est emblématique, en effet. La maladie génétique dont il est atteint, la neurofibromatose, avait déformé son visage au point qu'il était difficile de soutenir son regard, même pour moi qui ai vu beaucoup de défigurés au cours de ma carrière. Quand j'essayais, seul dans mon bureau, de me remémorer sa tête, rien ne me venait. Mon cerveau refusait d'imprimer son image, trop éloignée des repères qui nous sont familiers. Sa bouche, par exemple, n'était pas placée à l'endroit attendu. A cause des excroissances de chair, elle se retrouvait plus bas que son menton. Je ne parvenais pas à mémoriser une physionomie aussi étrange. Au bout du compte, j'étais obligé de ressortir sa photo du dossier. Aujourd'hui, Pascal circule en bus, en métro, et plus personne ne se retourne sur son passage. Son visage reste atypique, comme pour un accidenté de la route, mais il n'est plus dérangeant.
Pascal n'avait pas de travail, ne sortait plus de son quartier, en banlieue parisienne. Depuis sa greffe, en 2006, a-t-il renoué avec la vie sociale?
Absolument. A 32 ans, Pascal travaille maintenant comme comptable chez Neopost, un fabricant de machines à affranchir le courrier. Il a bénéficié d'un coup de pouce au départ, car je connais bien le directeur financier de l'entreprise. Mais il avait le diplôme requis et il a subi les entretiens d'embauche habituels avant d'être recruté. Son intégration n'a posé aucun problème. Il faut dire que sa personnalité est assez exceptionnelle. C'est quelqu'un d'intelligent, d'ouvert et de généreux.
Et sa vie sentimentale ? Pascal avait confié à L'Express avoir souffert en voyant ses copains se marier les uns après les autres, tandis qu'il restait désespérément célibataire...
J'espère bien être invité le jour où il se mariera... mais je n'ai pas de nouvelles en ce sens. A vrai dire, mes patients ne me tiennent pas au courant de leurs histoires de coeur. Je n'ai pas ce degré d'intimité avec eux. J'ai de l'empathie pour eux, mais je ne me prends pas pour leur pygmalion.
Il y a cinq ans, avant d'autoriser cette pratique, les instances éthiques se demandaient si les greffés allaient supporter le visage d'un mort. Vos patients sont-ils hantés par le souvenir des défunts ?
Pas du tout. L'expérience a montré, au contraire, que cette crainte relevait du fantasme. Tous, sans exception, ont considéré ce nouveau visage comme le leur dès l'instant où ils se sont réveillés de l'opération. Ils expriment de la gratitude vis-à-vis du donneur, jamais de malaise. Cela ne pose pas non plus de problème aux proches. Prenez la mère de Jérôme, le jeune homme de 35 ans greffé au mois de juillet. Quand elle a vu son fils après l'intervention, elle s'est écriée : 'C'est bien lui, on le reconnaît !' Pourtant, son nouveau visage n'avait plus rien à voir avec l'ancien, ravagé par la neurofibromatose, comme chez Pascal. Une autre question s'était posée, avant la première greffe : la famille du donneur pourrait-elle croiser le greffé dans la rue et reconnaître le visage du parent décédé ? Nous savons aujourd'hui que c'est un faux problème. La peau, les os et les tissus prélevés se moulent sur l'ossature du patient et il en résulte un visage original, différent de celui du défunt. Je peux l'attester, j'ai vu les donneurs puisque j'ai réalisé moi-même la plupart des prélèvements.
Pascal a retrouvé une vie normale. Qu'en est-il des autres greffés?
Notre patient espagnol de 29 ans, Andrés, opéré l'an dernier après qu'un coup de fusil eut emporté sa mâchoire, a retrouvé une qualité de vie correcte. Il ne pouvait plus ouvrir ni fermer la bouche car les muscles étaient détruits depuis l'accident. Il respirait à l'aide d'une trachéotomie [NDLR : ouverture dans la trachée] et s'alimentait grâce à une jéjunostomie [pose d'une sonde traversant l'abdomen]. Aujourd'hui, il a retrouvé toute sa motricité faciale. Il bute simplement sur un problème d'élocution, qui n'a pas cédé malgré les séances d'orthophonie. Il a du mal à prononcer les labiales, c'est-à-dire les m, les p, les b, qui mobilisent les lèvres.
Nous l'avons croisé à l'hôpital récemment, il nous a montré d'anciennes photos de lui - un beau brun, très séduisant. Vous n'avez pas réussi à lui rendre son visage d'avant?
Il n'en a jamais été question. Avant son accident, c'était un très beau gars, en effet. Mais le patient que nous avons soigné n'avait plus figure humaine. Avec la greffe, il a retrouvé une apparence normale, avec juste une cicatrice sous les yeux et un léger double menton. C'est déjà inespéré. Il a repris son travail auprès de son père, qui dirige une petite entreprise du bâtiment. Psychologiquement, il était déjà fragile avant le coup de fusil. Il le reste, prend toujours des antidépresseurs. Mais il a repris sa vie en main. Il s'est loué un appartement indépendant alors qu'il avait toujours habité chez ses parents.
Et votre autre patient défiguré par un coup de fusil, comment va-t-il ?
Il me cause plus d'inquiétude. Franck est diagnostiqué borderline, un trouble de la personnalité caractérisé par une grande instabilité émotionnelle. Sa réintégration sociale s'avère plus compliquée, tout comme son suivi médical. Mais nous nous adaptons. Nos rapports sont contractuels. Il s'engage à venir aux rendez-vous. En échange, nous sommes tenus de le prendre pile à l'heure prévue, pas un quart d'heure plus tôt ni un quart d'heure plus tard ! Ces difficultés étaient attendues. Elles ne remettent pas en question le bien-fondé de la greffe chez cet homme, père de deux jeunes enfants.
L'un de vos patients n'a pas survécu. Que s'est-il passé exactement ?
Ce patient, Jean-Philippe, était le premier grand brûlé auquel une greffe ait été proposée. Il a développé de graves infections que nous n'avons pas réussi à contrôler. Au bout de deux mois, son état s'est aggravé au point que nous avons pris la décision de retirer le greffon.
Vous avez tenté de le dégreffer, en somme?
C'est bien ça. Au cours de cette opération, très périlleuse, un dysfonctionnement s'est produit au niveau de la machine qui permettait au patient de respirer. La situation était si critique par ailleurs que nous ne nous en sommes pas rendu compte tout de suite. Dans une intervention de routine, l'incident n'aurait sans doute pas eu de conséquence. Dans le cas de Jean-Philippe, il s'est révélé fatal. C'est un échec, qui a été vécu difficilement par toute l'équipe. Pour autant, nous n'avons jamais envisagé d'arrêter notre essai clinique et les autorités de tutelle ne l'ont pas réclamé. La greffe de la face est la grande aventure scientifique du XXIe siècle. En tout cas, l'une de celles que l'Histoire retiendra. Elle comporte beaucoup d'inconnues, qui sont levées au fur et à mesure. N'oublions pas que la conquête spatiale a coûté la vie à plusieurs astronautes, avant d'aboutir au succès du premier pas sur la Lune. Le décès de Jean-Philippe a confirmé mon intuition initiale. Si la greffe échoue, c'est la mort pour le patient. Le retour en arrière est hautement hypothétique.
Demain, la greffe de la face sera-t-elle aussi banale que celle du rein?
Elle restera rare car les cas de défiguration extrême sont, heureusement, peu nombreux. Nous les estimons à une quinzaine par an, au plus. A terme, on peut imaginer que quatre ou cinq hôpitaux pratiquent ce type d'intervention en France. L'opération revient à 150 000 euros, soit l'équivalent d'une greffe de foie, selon les calculs de la direction financière de notre établissement.
La France revendique 7 greffes, l'Espagne, 3, les Etats-Unis, 2, la Chine, 1. Sommes-nous lancés dans une course à l'exploit?
Je le crains. A l'hôpital Henri-Mondor, nous ne sommes pas dans cet état d'esprit. Mais voyez l'équipe de Barcelone, qui a revendiqué, au printemps dernier, la première greffe totale de la face, du front jusqu'au menton. Le haut du visage est un défi difficile à relever, à cause du mécanisme délicat des paupières. Les médecins espagnols ont fait prendre un risque inutile à leur patient, dont le haut du visage était indemne après le coup de fusil. Résultat: aujourd'hui, il ne peut plus fermer les yeux. Ils ont aggravé son état, au lieu de l'améliorer.
En 2005, votre confrère d'Amiens, le Pr Bernard Devauchelle, vous avait soufflé la première mondiale. Vous aviez critiqué ses méthodes, passant pour un mauvais perdant. A quand la réconciliation ?
Sans doute jamais. Et ne venez pas me dire que c'est de l'orgueil mal placé. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs. Contrairement à M. Devauchelle, je ne travaille pas pour ma gloire personnelle. Je partage mon savoir car je veux faire avancer la médecine.
Dommage pour vos patients respectifs...
Je le déplore aussi, mais la confiance est rompue de façon irrémédiable. Les échanges se font quand même au niveau des équipes. Nous entretenons d'excellents rapports avec les médecins de Lyon qui s'occupent des traitements antirejet des deux patients de M. Devauchelle.
Avez-vous reçu des demandes extravagantes à la suite de votre médiatisation - des malfrats qui voudraient changer de visage, par exemple ?
Ce sont mes origines corses qui vous inspirent cette question ? Vous allez être déçue. Non, Yvan Colonna ne m'a jamais contacté pour une opération de ce type. La seule requête étonnante qui m'ait été faite ces derniers temps, c'est de m'engager en politique à l'occasion des dernières élections régionales, sur la liste socialiste menée par Jean-Paul Huchon. J'ai refusé. Pas par idéologie, je ne suis ni de droite ni de gauche. Je n'ai simplement pas la disponibilité nécessaire. Plus tard, qui sait...
Votre salle d'attente doit déborder, maintenant que vous êtes connu. En avez-vous profité pour ouvrir une consultation privée ?
J'avais commencé plusieurs années avant l'aventure de la greffe. J'ai continué. Je vois chaque semaine une cinquantaine de patients lors de ma consultation publique du jeudi, et la moitié de ce chiffre en consultation privée. Bien des femmes me sollicitent pour mon autre spécialité, une technique de reconstruction mammaire sans prothèse. Mon tarif, 100 euros, n'a pas bougé en dépit de ma notoriété. Je touche un salaire hospitalo-universitaire de 6 000 euros net et je double ce revenu avec mon activité privée. Ça ne me paraît pas indécent au vu de mes responsabilités et de mes soixante-dix heures par semaine...
Pourriez-vous un jour basculer dans le privé ?
Je ne me l'interdis pas. Je travaille beaucoup, beaucoup. Je pourrais être tenté, un jour, de travailler moins pour gagner plus ! Blague à part, je reste très attaché au service public. Pour autant, je suis fâché quand je vois ses principes dévoyés, comme avec l'Aide médicale d'Etat [AME], par exemple, qui permet l'accès aux soins des personnes étrangères...
Vous pensez qu'il faudrait cesser de soigner les sans-papiers ?
Pas du tout. Comprenez-moi bien : soigner les étrangers en cas d'urgence ou pour des maladies contagieuses qui pourraient se propager me paraît légitime et nécessaire. Par contre, je vois arriver à ma consultation des patients qui abusent du système. Un exemple, parmi d'autres, un Egyptien qui avait eu le doigt coupé, bien avant de s'installer en France : il demandait une opération de reconstruction consistant à prélever un orteil pour remplacer le doigt manquant. Il disait qu'il n'avait pas confiance dans la médecine de son pays. Je forme des médecins égyptiens, je peux vous dire qu'ils savent pratiquer ce type d'opération. En réalité, ce monsieur s'était d'abord rendu en Allemagne, mais il jugeait bien trop élevée la facture qu'on lui avait présentée là-bas. Une fois en France, il avait obtenu l'AME et il estimait avoir droit à l'opération ! Si le même patient s'était présenté dans mon service juste après s'être sectionné le doigt, je l'aurais recousu aussitôt sans lui réclamer sa carte Vitale. Dans son cas, j'ai refusé.
Vous avez proposé au ministère français des Affaires étrangères de vous missionner auprès des soldats américains défigurés pendant la guerre d'Irak. Comptez-vous commencer une carrière diplomatique ?
Et pourquoi pas ? Aux Etats-Unis, les autorités militaires ont recensé 400 GI qui pourraient tirer bénéfice d'une greffe de la face. Des jeunes en très bonne santé, qui ont survécu à des traumatismes graves, des explosions, des attentats. 400 candidats à l'opération, contre une quinzaine chez nous, vous imaginez ? Les Américains ont un besoin, nous avons le savoir-faire. Ce serait dommage de rater l'occasion de donner un tour officiel à la collaboration qui démarre entre médecins des deux pays. Je dois retourner à Chicago en novembre pour rencontrer des représentants du ministère américain de la Défense. Pour l'instant, je m'y rends en mon nom propre mais, d'une certaine façon, est-ce que je ne représente pas aussi la France ? Il est probable que nous recevions prochainement des chirurgiens américains à l'hôpital Henri-Mondor pour les former.
[On sonne à la porte. Il s'interrompt pour ouvrir et laisser entrer son professeur de piano.]
J'ai recommencé à prendre des leçons. J'avais arrêté, enfant, quand mon professeur m'avait asséné qu'avec ces mains-là [il les montre : aucun signe particulier] je ne pourrais jamais exercer un métier manuel [sourire ironique]."