"Comme chaque jour, quelque part en France, des gens vont mourir tout à l'heure - faute d'un rein, d'un coeur ou d'un peu de moelle osseuse. On aurait pu les leur greffer, avec succès. Et ainsi leur permettre de vivre. Mais on n'a pas ce qu'il faut. Pas assez de greffons, faute de donneurs. Et cette pénurie tue. Au lieu d'attendre des dons, il faut donc effectuer des prélèvements. On opérera, il faut bien s'y résoudre, ce que Descartes appelait 'un homme fraîchement mort'. Chaque coeur, chaque poumon, chaque organe que l'on prélève ainsi offre de nouvelles possibilités de vivre aux patients en sursis."
"On comprend donc le désir des équipes médicales, l'angoisse des familles, l'attente et l'espérance des malades. Si le hasard fournit à l'hôpital un cadavre en bonne santé, si l'on peut dire, il est fort légitime de saisir cette chance, au plus vite, et au mieux. Il n'y a qu'un hic : la volonté du défunt. Avait-il clairement fait connaître son accord ? Ou nettement signifié son refus ? Le plus souvent, aucun document ne permet de lever ce doute. Et pourtant il faut agir, et vite. Prélèvement ou non ?
La loi répond : 'Ce prélèvement peut être pratiqué dès lors que la personne n'a pas fait connaître, de son vivant, son refus d'un tel prélèvement.' (Article L. 1232-1 de la loi de bioéthique du 6 août 2004.) Eh oui, bien que nul ne soit censé ignorer la loi, vous n'aviez pas forcément cette clause en tête... Pourtant, telle est la règle actuelle : si vous n'avez pas manifesté clairement votre refus, on considérera que vous étiez d'accord pour que vos organes, après votre mort, soient utilisés 'à des fins thérapeutiques ou scientifiques'. Cela s'appelle 'consentement présumé'. Ce dispositif est en vigueur dans dix pays d'Europe. Au contraire, notamment au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, le prélèvement demeure impossible sauf à cette unique condition : posséder une trace du consentement explicite donné de son vivant par le défunt.
Arrêtons-nous sur ce 'consentement présumé'. Qu'est-ce qu'il signifie ? Le raisonnement est clair, du moins au premier regard. Le mort sera réputé avoir, de son vivant, accepté l'utilisation de ses organes s'il n'a pas explicitement refusé cette éventualité. Un fichier national des refus a même été créé, à cet effet, en 1998, géré à présent par l'Agence nationale de biomédecine. Que ceux qui en ont entendu parler lèvent la main !... En dix ans, on y recense seulement 72 000 inscrits, trois fois rien sur 65 millions de Français. Est-ce donc que tout le monde veut donner ses organes ? Ou est-ce que l'information concernant ce fichier est proche de zéro ?
En fait, dès qu'on le considère de plus près, ce 'consentement présumé' prend vite des allures de monstre juridique, logique et éthique. C'est un mauvais stratagème pour une cause légitime. Car cette astuce introduit subrepticement dans le droit un abîme vertigineux. Comment, dans la République française, peut-on décréter que le seul fait de n'avoir pas fait connaître publiquement son refus est équivalent au fait d'avoir consenti ?
Imagine-t-on les conséquences d'un tel 'consentement présumé' dans d'autres domaines ? Exemples : le défunt n'a pas publiquement fait connaître son opposition radicale à la confiscation générale de ses biens ? Il a donc consenti au don de tous ses avoirs à l'Etat ! Il n'a jamais inscrit quelque part qu'il était contre la peine de mort, la torture ou l'apartheid ? Considérons donc pour bien établi son consentement à la guillotine, à la gégène et à l'exclusion raciale... Le tour de passe-passe consiste à transformer le mutisme en acquiescement. Voilà une aberration. Car si un refus est net, et si un réel consentement l'est tout autant, une simple absence de refus ne peut en aucun cas devenir un consentement.
Dira-t-on "qui ne dit mot consent" ? Ce n'est pas faux. Mais la formule s'applique exclusivement à des êtres vivants. Ils pourraient parler, et préfèrent se taire. Le silence des pierres ne consent à rien. Celui du cadavre ? Il est fort douteux de l'interpréter. C'est pourquoi on doit recourir à cette reconstitution biscornue : parce qu'il n'a dit mot, on présume qu'il avait consenti. Ce n'est là, à l'évidence, qu'une mauvaise fiction. Elle reconstruit le passé à sa guise. On y a eu recours pour ne pas traiter le corps mort comme une chose, en négligeant totalement la volonté du défunt. Mais ce n'est qu'une solution très bancale, furtive et bricolée. Inacceptable, en fait, car elle instrumentalise le silence des morts.
Il faudrait donc trouver d'autres justifications au prélèvement d'organes sur les défunts, inventer d'autres formules juridiques pour l'encadrer. Parmi les possibles : ne retenir que le consentement explicitement exprimé pendant la vie, ou bien, à l'opposé, décréter l'obligation des prélèvements, au nom de la solidarité, et le faire largement savoir, tout en ménageant la liberté de refus. Dans les principes, ce serait fort différent de la construction biaisée aujourd'hui en vigueur. Inutile de faire parler les morts...
Comme prévu, cette loi va être réexaminée au bout de cinq ans. Dans cette perspective, la France organisera, en 2009, des Etats généraux de la bioéthique. Le président de la République l'a confirmé, le mois dernier, en recevant Benoît XVI. Au menu de ces débats préparatoires, les sujets de grande envergure ne manqueront pas. Apparemment mineur, le consentement présumé n'est pourtant pas un détail anodin. Mieux vaudrait ne pas l'oublier."
Article de Roger-Pol Droit
LE MONDE
Merci de ne PAS poster de messages concernant la vente d'un organe et comportant des coordonnées téléphoniques, e-mail, etc. La loi française interdit la vente d'organes.
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