"Il a fallu six ans aux directeurs de la Santé pour se donner les moyens de coordonner la médecine de pointe. Dans la dernière ligne droite, Zurich veut renégocier et menace de tout faire capoter. Une réunion de la dernière chance est prévue le 25 août. En attendant, la concurrence règne. A tout prix.
Mort clinique ou malaise passager? Le 25 août, le comité directeur de la Conférence des directeurs cantonaux de la santé (CDS) se réunit pour tenter de sauver la coordination de la médecine de pointe. Une convention fixant les bases de cette coordination avait déjà obtenu la ratification de plusieurs cantons lorsque Zurich a brutalement coupé court le 15 juillet et demandé une renégociation du texte. Dans le même souffle, la directrice de la Santé, Verena Diener, a annoncé que l'Hôpital zurichois refusait d'abandonner les greffes du cœur comme le prévoyait le plan élaboré par la CDS pour la médecine de transplantation (LT du 16.07.05).
Son argument est simple:
il est absurde de disperser les prestations de pointe sur plusieurs sites concurrents. Un seul hôpital universitaire de qualité assurant toutes ces prestations est suffisant pour la Suisse alémanique et la place naturelle de cet hôpital est dans la capitale économique du pays, à deux pas de l'EPFZ.
Rationalité économique contre convivialité confédérale? Le débat n'est pas tout à fait aussi simple. Regrouper les prestations hautement spécialisées sur un seul site, d'abord, n'est pas forcément moins cher, relève Markus Trutmann, collaborateur scientifique à la CDS. Tout dépend du montant des investissements fixes. L'absence de concurrence, relève de son côté Andreas Faller, secrétaire général du département bâlois de la Santé, n'est pas forcément un avantage économique. Et ce sont surtout des considérations de qualité qui militent pour un regroupement de certaines activités: en dessous d'un certain seuil, une équipe ne pratique pas assez d'actes pour bien les maîtriser.
Mais de combien d'hôpitaux universitaires la Suisse devrait-elle, idéalement, disposer? Les spécialistes hésitent entre deux et trois – soit un hôpital universitaire pour deux à trois millions d'habitants. Mais il n'existe pas, dans ce domaine, de raison pure. 'Si on pense en termes abstraits, le plus rationnel est d'opérer de grands regroupements, analyse Bernard Gruson, directeur des Hôpitaux universitaires genevois. Mais ensuite, on regarde le terrain, et on voit qu'ici on a une très bonne équipe qui travaille depuis des années dans un domaine donné et a déjà absorbé de nombreux investissements, que là une autre équipe présente les mêmes avantages pour une autre discipline...'
Cette prise en compte des réalités du terrain a amené un groupe d'experts mandaté par Charles Kleiber en 2003 à préconiser trois centres d'enseignement universitaire de la médecine: un réparti entre Genève et Lausanne, un entre Bâle et Berne, et le troisième à Zurich. Théoriquement, tout le monde ou presque est d'accord que la solution a pour elle la logique économique et l'efficacité. Genève et Lausanne d'un côté, Berne et Bâle de l'autre ont d'ailleurs déjà entamé une collaboration qui devrait se développer à l'avenir. Pratiquement, toutefois, les choses s'avèrent vite plus difficiles. Ainsi, si Genève et Lausanne ont réussi à se partager assez harmonieusement les greffes d'organes, d'autres dossiers évoluent plus difficilement.
Ce qui bloque? Des questions de personnes et de prestige d'abord: 'La médecine de pointe, explique Luc Schenker, directeur financier du CHUV, c'est le portier devant le cinq-étoiles.' Mais aussi des considérations à la fois plus concrètes et plus difficiles à identifier avec précision: l'effet boule de neige que l'arrivée ou le départ d'une discipline de pointe peut exercer sur le reste de l'activité clinique d'un hôpital, voire sur le développement économique d'une région. 'Si vous faites des greffes du cœur, explique un spécialiste, vous allez aussi développer la prise en charge des affections cardiaques terminales. Si vous n'en faites plus, à la longue, vous risquez de cesser d'avoir un secteur cardiologique de premier rang.'
C'est un aspect. L'autre est lié au marché très convoité des biotechnologies. Aucun automatisme n'oblige à développer la recherche sur tel moyen thérapeutique là où, justement, exerce un médecin spécialisé dans la discipline qui pourrait l'utiliser. Mais dans les faits, les choses se passent souvent ainsi. Et cela explique sans doute pourquoi certains domaines d'excellence sont plus recherchés que d'autre. 'Personne, remarque malicieusement l'économiste de la santé Gerhard Kocher, ne se bat pour avoir le meilleur de tous les hôpitaux psychiatriques.'
La solution, pour vaincre les réticences et minimiser les dégâts liés à un renoncement? 'Il faut que la collaboration intervienne sur la base d'un réseau', assure Bernard Gruson, de manière à ce que les équipes restent en contact. C'est un point. Mais, estime Luc Schenker, cela ne suffit pas: 'Si on attend que les gens se mettent d'accord, on n'y arrivera jamais. Il faut que la Confédération impose une planification.'
Le coup d'éclat zurichois semble lui donner raison. Dans cette affaire, la politique l'a emporté sur la raison économique. Dans le choix de demander à Zurich de céder les greffes du cœur dans un premier temps – 'tout le monde cédait quelque chose, il fallait que Zurich fasse de même', commente un proche du dossier. Puis dans le revirement de Verena Diener, sans doute largement conditionné par la mauvaise humeur d'une partie de la classe politique face aux sacrifices consentis au titre de la péréquation financière.
La réunion du 25 août, veut espérer Markus Trutmann, peut encore sauver les meubles. A Bâle et à Berne, en tout cas, on affirme s'y rendre, même déçu de la position zurichoise, avec un esprit ouvert. En cas d'échec, la balle sera dans le camp de la Confédération, qui dispose d'une marge d'intervention dans le cadre du remboursement des prestations. Mais cette dernière n'est pas particulièrement tentée. 'Pascal Couchepin, résume son porte-parole, Jean-Marc Crevoisier, exhorte les cantons à s'entendre. Ils sont les mieux placés pour trouver une solution raisonnable.' Et les difficultés évoquées plus haut ne disparaîtront pas par enchantement du simple fait que la classe politique fédérale s'en mêle."
Source :
www.letemps.ch
Article par Sylvie Arsever
© Le Temps, 2005.
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Zurich, numéro un incontesté, exaspère :
Berne et Bâle font front.
"Dans la partie de poker que se sont livrée Zurich et Berne pour les transplantations du cœur, l'Inselspital à Berne a fini par l'emporter. Star incontestée, le chirurgien Thierry Carrel est finalement resté dans la ville des ours. L'incertitude planant sur le maintien des greffes du cœur à Zurich et la stratégie incertaine de Verena Diener auront certes pesé dans la balance. Mais, fort de sa réputation, Thierry Carrel a obtenu des améliorations financières substantielles pour sa discipline à Berne. La concurrence a un son prix, et il est lourd pour un canton fortement endetté comme Berne. Le but de la concentration de la médecine de pointe serait précisément de mettre un frein à cet engrenage. Mais pour le moment, les trois hôpitaux universitaires alémaniques font tout pour améliorer leur position de départ.
Zurich se taille incontestablement la part du lion, que les deux autres institutions ne lui contestent pas. Avec 3 millions d'habitants, la région qu'il dessert s'étend grosso modo sur tout l'est et le centre de la Suisse, à partir de la ligne de démarcation de la Reuss environ. Il offre pratiquement toutes les interventions de pointe visées par la convention. Cela ne justifie toutefois pas que le canton réclame une situation de monopole, fait remarquer acidement Rita Ziegler, directrice de l'Hôpital universitaire de Bâle (USB). Bâle, le plus petit des trois, sait qu'il doit jouer la concertation et le réseau. Son bassin de population reste limité même si le canton s'efforce de gagner des patients alsaciens et badois. L'hôpital n'a par exemple jamais offert les greffes des poumons et du foie. Mais dans les domaines où il excelle, comme les transplantations du rein d'un donneur vivant, qu'il a introduit le premier, ou de la moelle épinière, il ne veut pas s'en laisser remontrer par Zurich. Rita Ziegler: 'Même si nous sommes en tête, cela ne veut pas dire que toutes les transplantations du rein doivent avoir lieu chez nous. Au contraire. Mais en tant que centre de compétence, nous avons la responsabilité de la recherche, de garantir des standards minimaux et du contrôle de qualité.'"
La concurrence, à quel prix?
"Berne a une tradition d'excellence à défendre: le chirurgien Theodor Kocher, Prix Nobel de médecine en 1909, a préféré rester à l'Inselspital pendant toute sa carrière, refusant les nombreuses offres d'hôpitaux du monde entier. Et Maurice E. Müller, qui a financé le fameux centre Paul Klee récemment ouvert, était un pionnier de l'orthopédie qui a lancé le domaine des hanches artificielles à l'hôpital bernois. L'Inselspital, avec une clientèle potentielle de 2 millions d'habitants, a montré qu'il était prêt à tout pour garder Thierry Carrel. La question se pose toutefois: à quel prix? L'établissement affiche son intention de développer ses points forts, comme la chirurgie cardiaque et la détection précoce des attaques cérébrales et des tumeurs. Urs Birchler, président de la direction, précise: 'L'Inselspital a tout à fait les moyens de financer son offre actuelle. Le conseil d'Etat bernois soutient notre stratégie. Nous voulons devenir un hôpital universitaire à rayonnement international et nous établir comme centre hautement spécialisé pour la médecine tertiaire, y compris les transplantations.'
Autre réponse indirecte, les cantons de Berne et Bâle-Ville, alliés objectifs contre l'hégémonie zurichoise, veulent unir leurs forces et ont fait l'inventaire des possibilités de collaboration. Des rencontres ont déjà lieu régulièrement entre les directions des deux établissements hospitaliers. Qui échangent également des représentants dans les commissions de nomination pour les professeurs. Le rapprochement au niveau clinique n'en est qu'à ses débuts."
Spécialités de pointe :
"La convention intercantonale que certains espèrent encore sauver dresse l'inventaire des domaines de médecine de pointe à concentrer.
Chirurgie cardiaque pédiatrique : Zurich vient en tête, avec 50% de toutes les interventions, Berne suivant avec 27%, devant Lausanne (13%) et Genève (7%).
Neuroradiologie interventionnelle : Sous ce terme se cache le moyen d'accéder à une lésion du cerveau par une ponction à l'aide d'une aiguille ou à travers le système vasculaire grâce à un cathéter. Cette forme de traitement est offerte dans tous les hôpitaux universitaires, ainsi qu'à Aarau, Zurich est le principal centre selon le nombre d'intervention. Berne dispose d'une unité de dépistage précoce et d'intervention en cas d'attaque cérébrale. Un domaine prédestiné à la concentration en raison du manque général de relève en neurochirugie, et des vacances attendues à la tête de presque tous les instituts universitaires.
Transplantations : Genève et Lausanne fonctionnent quasiment comme un seul centre, Berne est incontestablement leader pour le coeur, Bâle pour les reins, et en général dans le domaine de l'immunologie.
Chirurgie de l'hypophyse : Offerte dans 11 hôpitaux. La clinique privée zurichoise Im Park est le principal centre de Suisse, avec Bâle et Berne.
Transplantation de la moelle osseuse, c'est-à-dire subsitution de cellules souches localisées dans la moelle osseuse qui sont responsables de la production de tous les composants du sang (hématopoïétiques). Domaine d'excellence de Bâle, suivi de Lausanne et Zurich.
Protonthérapie : Méthode de traitement radiothérapeutique de tumeurs à l'aide de protons à haute énergie. Seul l'Institut Paul Scherrer à Villigen, dépendant du conseil des Ecoles polytechniques, possède une telle installation. Genève a renoncé à en construire une.
Ophtalmologie : Compétences très réparties, Lausanne étant le leader pour le traitement des tumeurs, Bâle pour la chirurgie de l'orbite et la pathologie oculaire, Zurich pour les greffes de la cornée."
Statistiques hospitalières: des pommes et des poires :
"Difficile, en Suisse, de faire des comparaisons intercantonales qui se tiennent. Dans l'infographie qui accompagnait notre Temps fort sur la coordination de la médecine de pointe, nous avons ainsi publié pour les Hôpitaux universitaires genevois (HUG) des chiffres qui ne peuvent guère être comparés avec ceux des autres hôpitaux universitaires suisses. Les HUG comprennent en effet non seulement les soins aigus mais également la psychiatrie (ce qui est également le cas de l'ensemble CHUV-hospices pour Vaud), la psychiatrie gériatrique et la réadaptation qui peuvent impliquer des séjours beaucoup plus long. La durée moyenne de séjour est ainsi de 190 jours pour l'hôpital de Loëx (réadaptation), ce qui fausse bien sûr la comparaison avec des hôpitaux universitaires ne pratiquant que les soins aigus.
L'activité des HUG pour les soins aigus en 2004 est reflétée par les chiffres suivants: 1166 lits, 40 422 admissions, une durée de séjour moyenne de sept jours, un budget de 823 077 francs et 6636 postes. En outre, l'activité en chirurgie pédiatrique des HUG était reflétée, dans le même Temps fort, de façon incomplète. La proportion d'opérations attribuée aux HUG (7%) ne tenait pas compte d'un nombre important d'opérations effectuées sur des enfants venus de l'étranger dans ce but, notamment par le biais de l'organisation Terre des hommes. Si l'on tient compte de l'ensemble des interventions, les HUG ont réalisé, en 2003, 22% de l'ensemble des opérations de chirurgie cardiaque effectuées en Suisse."
Source :
www.letemps.ch
Articles par Catherine Cossy, Zurich
© Le Temps, 2005.
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