"Le professeur de médecine Bernard Debré vient de publier un vibrant plaidoyer en faveur du clonage thérapeutique. Dans La Revanche du serpent (Le Cherche Midi), l'ancien ministre se projette dans un monde meilleur où cette technique permet à chacun de réparer ses organes défaillants. Catholique et militante antiavortement, Christine Boutin dénonce au contraire ces travaux qui impliquent l'utilisation d'embryons humains. Les positions irréconciliables de ces deux députés UMP montrent à quel point le progrès scientifique divise la société et les différents camps politiques
Trois dates clefs:
- Juillet 1994
En France, le législateur interdit toute recherche sur l'embryon.
- Juillet 1996
Le premier mammifère cloné, la brebis Dolly, voit le jour en Ecosse.
- Août 2004
La nouvelle loi française de bioéthique interdit le clonage thérapeutique. Elle permet de mener des travaux sur les embryons congelés n'ayant plus de projet parental. Mais les chercheurs attendent toujours le décret d'application.
Chez les scientifiques, les opposants au clonage thérapeutique sont devenus largement minoritaires. Pourquoi le débat fait-il toujours rage au sein de la classe politique?"
"Bernard Debré: Le clonage thérapeutique pose deux problèmes distincts. Le premier est d'ordre technique. Il s'agit de réussir à orienter une cellule souche, parfaitement indifférenciée, pour qu'elle vienne au secours d'un organe particulier, un cœur, un foie ou un poumon défaillant. Les travaux de recherche les plus avancés, comme ceux menés en Chine ou en Israël, montrent que la difficulté est surmontable. Le deuxième problème, lui, est plus délicat: comment se procurer ces précieuses cellules souches? Actuellement, nous disposons du gisement - le mot est provocateur, mais je l'utilise à dessein - que constituent les embryons congelés. En les étudiant, nous pourrions comprendre comment, entre le 10e et le 14e jour, des cellules souches deviennent tout à coup des cellules spécialisées. A quel signal obéissent-elles? Nous aimerions le savoir. Mais, là, certaines voix s'élèvent: vous n'avez pas le droit de toucher à un embryon! C'est interdit! C'est un être humain! Rappelons qu'il s'agit, à ce stade, de quelques cellules indifférenciées.
Christine Boutin: Le législateur a fait preuve d'une belle hypocrisie concernant la recherche sur l'embryon, et je saisis l'occasion de dénoncer cette attitude. Le sujet a commencé à être discuté en 1992, pour aboutir, deux ans plus tard, à une interdiction pure et simple. La prise de position était, en apparence, très rigide. Mais, pendant ce temps, les dispositions adoptées concernant la procréation médicalement assistée généraient un grand nombre d'embryons disponibles... En effet, le transfert d'embryons dans l'utérus de la femme a été fixé à deux ou trois au maximum, afin de limiter les risques liés aux grossesses multiples. Or les équipes ont continué à féconder systématiquement un nombre d'ovules bien plus important. Le système a donc créé, par lui-même, des embryons en plus. Les couples se sont vu offrir la possibilité de les conserver au congélateur, un choix que n'a pas fait l'Allemagne, par exemple. Et aujourd'hui la France détient presque le record des stocks d'embryons congelés...
'En acceptant la manipulation de la vie, on touche aux droits de l'homme'.
B. D.: Mais non, nous sommes derrière le Japon, la Corée, la Chine, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne!
C. B.: Pour éviter de constituer des stocks aussi importants, il aurait suffi, au départ, de féconder seulement les deux ou trois ovules nécessaires pour un transfert immédiat dans l'utérus. Faute de quoi, en 2004, quand le moment est venu de réviser une loi de bioéthique vieille de dix ans, la question s'est posée: que faire de tous ces embryons qui n'ont plus de projet parental? Là, deux possibilités se présentent: soit on les verse dans le lavabo, soit on les utilise pour la recherche. La réponse a été: c'est idiot de les jeter, il vaut mieux qu'ils servent à quelque chose. Personne ne s'est plus posé la question du bien-fondé de la recherche sur les embryons. Mais, de toute façon, le nœud du problème est bien antérieur. Il remonte au moment où la création d'embryons sur la base d'un projet parental a été autorisée. Dans cette logique, l'être humain n'existe pas pour lui-même. Il n'a le droit de vivre que si d'autres personnes le décident.
B. D.: Effectivement, quand une femme qui ne peut pas avoir d'enfant recourt à la procréation médicalement assistée, on lui fabrique plusieurs embryons, dont certains sont congelés. Pourquoi? Parce qu'elle peut vouloir un, deux, trois ou quatre enfants, et qu'il faut donc constituer un stock d'embryons en conséquence.
C. B.: Et parce que la ponction des ovaires est une opération délicate, qu'on évite de répéter autant que possible... Tout cela part de très bons sentiments!
B. D.: Nous sommes en désaccord sur le fond du problème. L'embryon, qui n'est rien d'autre qu'un tas de cellules, ne doit pas être déifié. La religion chrétienne a d'ailleurs beaucoup évolué sur cette question. Et, même en admettant que l'embryon soit un homme déjà réalisé, au nom de quoi faudrait-il détruire ces embryons surnuméraires, plutôt que les utiliser pour sauver des gens? Il faut rester logique, en regardant par exemple les choix faits par la société avec les greffes d'organes. Quand quelqu'un meurt, la loi Caillavet dit que, s'il ne s'y est pas opposé de son vivant, les médecins ont le droit de prélever ses organes pour sauver d'autres personnes. Pourquoi en irait-il autrement avec des embryons qui ne font plus l'objet de projet parental?
C. B.: Revenons au point de départ de la discussion. Le clonage thérapeutique n'est pas acceptable parce qu'il conduit à accepter du même coup le clonage reproductif. Il s'agit de la même technique. D'un point de vue scientifique, il est artificiel de distinguer d'un côté le mauvais clonage, dit «reproductif», qui doit être interdit parce qu'il fait partie des pires fantasmes de l'humanité, et, de l'autre, le bon clonage, qualifié de «thérapeutique», un adjectif magique qui permet d'ouvrir toutes les portes! Introduire cette distinction traduit la volonté de transgresser un interdit, celui de la manipulation de l'homme par l'homme.
B. D.: Le clonage reproductif n'a rien à voir avec le clonage thérapeutique. Je m'inscris en faux!
C. B.: Ah bon? Expliquez-nous, alors, en quoi le procédé diffère entre un chercheur dont le but est reproductif et un autre dont l'objectif est thérapeutique? B. D. La différence, c'est l'objectif poursuivi.
C. B. C'est donc l'intention qui change.
B. D. Evidemment!
'Le tri d'embryons sera autorisé et c'est tant mieux'
C. B. Alors je pense qu'il vaut mieux se priver du clonage thérapeutique, même s'il s'agit d'un progrès médical, plutôt que de prendre le risque de mettre cette technique entre les mains de gens malintentionnés. Je ne doute pas de la sincérité de l'immense majorité des médecins et des chercheurs qui défendent cette voie de recherche dans l'idée de soigner. Mais d'autres professeurs que Bernard Debré peuvent avoir d'autres envies.
B. D.: Envie de se cloner, par exemple? Mais pour quoi faire? Obtenir la vie éternelle par le clonage est un pur fantasme. C'est oublier que le vécu, le contexte historique et émotionnel fondent la personnalité autant que le patrimoine génétique. Quant à l'idée de fabriquer une armée de clones, façon Le Meilleur des mondes, c'est encore plus absurde. L'Histoire montre qu'il est bien plus facile de se constituer des troupes dociles en lavant le cerveau des jeunes gens. Fabriquer un clone n'a aucun intérêt, ni scientifique ni moral. Ça ne sert à rien.
C. B.: Vous employez un vocabulaire utilitariste qui n'a pas sa place ici.
B. D.: Mais la médecine se doit d'être utile! De toute façon, les travaux sur l'embryon ne sont pas un but en soi. Ils ne constituent qu'une étape vers la meilleure compréhension du phénomène complexe de la spécialisation des cellules souches. D'ici à quelques années, la médecine n'utilisera plus d'embryons. Elle soignera avec des cellules souches prélevées sur les patients eux-mêmes. Au final, les recherches sur l'embryon apparaîtront comme une parenthèse dans l'histoire du progrès médical, mais une parenthèse nécessaire. Il y a un an, à Haïfa, en Israël, j'ai vu des cellules souches d'embryon se transformer en cellules cardiaques et se mettre à battre toutes seules. Ce fut une émotion fantastique. Pour autant, il n'y aurait pas grand intérêt à implanter ces cellules cardiaques dans le cœur d'un patient. Car celui-ci devrait prendre à vie un traitement antirejet très lourd, exactement comme dans le cas d'une greffe d'organe. Le but de ces expériences est en fait d'apprendre à maîtriser le processus de spécialisation des cellules. Alors, nous pourrons en prélever sur notre propre personne pour fabriquer un organe parfaitement compatible d'un point de vue immunologique. J'irai, par exemple, chercher une cellule souche dans votre moelle osseuse. Avec cette cellule, je pourrai arranger votre cœur qui bat la chamade ou votre foie qui faiblit. Au nom de quoi devrions-nous renoncer à cet espoir formidable? Les travaux sur les embryons ont déjà commencé un peu partout dans le monde. Le coq gaulois est le dernier à pousser son cocorico en proclamant fièrement: pas de ça chez nous!
C. B.: Nos voisins le font déjà, nos chercheurs vont prendre du retard: j'ai déjà entendu cet argument. Je pense qu'en acceptant la manipulation de la vie on touche aux droits de l'homme, qui sont l'un des flambeaux de la France. Notre pays peut mettre son intelligence au service de meilleures causes.
B. D.: Je suis tout autant attaché aux droits de l'homme. Et je crois que les hommes et les femmes qui sont malades ont le droit d'être soignés.
C. B.: Mais l'embryon, lui, n'a rien demandé. Or, si les chercheurs lui prélèvent ses cellules souches, ça le fait mourir. Ils s'arrogent le droit de vie ou de mort.
B. D.: Mais enfin, de quoi parle-t-on? L'embryon n'est pas un homme!
C. B.: Non, mais il va le devenir!
B. D.: La science progresse par la transgression, c'est un fait, mais son évolution est bel et bien destinée à servir l'homme.
Dans votre livre, Bernard Debré, vous adoptez une posture inattendue en faveur de l'eugénisme.
B. D.: Absolument pas! L'eugénisme à l'échelle d'une société est bien le pire des fascismes. Je défends un eugénisme individuel, synonyme de liberté, encadré par une loi qui interdirait tout eugénisme d'Etat. La femme dont l'enfant à naître va développer à coup sûr une maladie grave doit pouvoir avorter si elle le souhaite. A l'inverse, si le couple choisit de garder l'enfant, l'Etat doit leur garantir qu'ils pourront l'élever dans la dignité, en assumant les dépenses liées à son handicap. Leur liberté doit être totale. Personne ne doit pouvoir culpabiliser la femme en disant: 'Si vous choisissez de garder cet enfant, ça va coûter trop cher.'
C. B.: Dans un tel contexte, la décision de mettre au monde un enfant handicapé sera considérée comme de la provocation, ou encore du masochisme. Plus la pratique de l'avortement sera courante et plus le corps social fera pression sur les parents pour qu'ils y recourent.
B. D.: Notre rôle, en tant que députés, est justement de voter les lois nécessaires pour que l'homme né soit respecté, quelles que soient les pressions économiques.
C. B.: Aucune loi ne réussira à protéger les handicapés, car nous sommes entrés dans un système qui poursuit les chimères de la vie éternelle, de la beauté et de l'homme parfait. Actuellement, les femmes enceintes subissent déjà la pression de leur propre famille, des médecins qui les suivent et de tout l'environnement social pour ne pas garder un enfant handicapé. Alors imaginez si, demain, l'avortement thérapeutique et le tri d'embryons deviennent des pratiques répandues...
B. D.: Le tri d'embryons sera en effet autorisé pour un nombre croissant de maladies, et c'est tant mieux! La technique qui consiste à pratiquer une fécondation in vitro pour ne transférer ensuite dans l'utérus que les embryons sains permet déjà d'éviter des tragédies dans les familles frappées par des maladies héréditaires graves. Demain, on connaîtra beaucoup plus et beaucoup mieux les gènes. Quand une femme dont la grand-mère, la mère et la tante ont développé un cancer du sein demandera que son bébé ne porte pas le gène défectueux, les médecins accéderont à sa demande. Mais ramenons le débat à de justes proportions: le diagnostic préimplantatoire restera par définition marginal; 99 pour cent des femmes ne recourront pas à cette technique, qu'il n'est pas question de rendre obligatoire! D'ailleurs, dans une dizaine d'années, les femmes confrontées à une maladie génétique avérée chez le fœtus auront le choix non plus entre deux solutions - avorter ou garder l'enfant - mais trois. Le bébé pourra aussi être réparé in utero, grâce à l'injection d'un gène modifié. On saura lire dans le grand livre de la vie, repérer la faute d'orthographe et la corriger.
C. B.: Le corps médical est d'une vanité folle s'il pense pouvoir réparer dans les années à venir toutes les maladies génétiques chez les enfants.
B. D.: Je ne dis pas ça! Nous serons d'abord capables de réparer une dizaine de maladies monogéniques - causées par un seul gène - comme la mucoviscidose. Le tour de celles impliquant plusieurs gènes ne viendra que plus tard. Mais le tri d'embryons est déjà un formidable progrès. Je pense à ces parents dont les trois enfants étaient morts de leucodystrophie à l'âge de 7, 8 et 9 ans. Ils souhaitaient avoir un enfant exempt de cette tare génétique. Et les médecins ont pu répondre favorablement à leur demande.
C. B.: Je ne juge pas ces parents. Mais il faut se poser une question simple: l'acte d'amour, pour la maman, était-il de laisser vivre ces embryons porteurs d'une anomalie génétique ou de ne pas les laisser vivre?
B. D.: J'ai autant de respect pour cette femme qui veut avoir un quatrième enfant en bonne santé que pour celle qui laisserait faire la nature en disant: je garderai l'enfant quel qu'il soit. Dans les deux cas, c'est un acte d'amour."
Source :
L'Express
propos recueillis par Estelle Saget
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