"La transplantation partielle du visage chez une femme présentant une blessure invalidante, le 27 novembre 2005 – une première mondiale –, a suscité de violentes et prévisibles attaques. Les chirurgiens Bernard Devauchelle et Jean-Michel Dubernard n’auraient pas eu un comportement éthique et viseraient un succès médiatique. En effet, aux yeux de ceux qui se présentent comme les garants du savoir médical et de la morale, cette intervention est dérangeante."
"Les 'éthiciens' croient que la transplantation est la technique d’une seule finalité : sauver la vie. Ils croient aussi que l’on peut toujours s’accommoder d’un handicap. Là où les uns procèdent imprudemment à une greffe partielle de la face, ils estiment que des prothèses traditionnelles auraient suffi. A un activisme médical en quête d’exploit, il faudrait préférer une attitude responsable.
Les choses ne sont pas si simples. Pour le comprendre, un bref rappel historique s’impose. La loi du 22 décembre 1976, dite 'loi Caillavet', sur les prélèvements d’organes énonçait : 'Des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre (...) '. En laissant ouverte la question de la finalité thérapeutique, cette loi ne limitait pas la liste des organes susceptibles d’être prélevés. En 1988, le Comité consultatif national d’éthique formulait une précision d’où allait naître le malentendu : 'On ne peut méconnaître qu’il y a une différence entre une transplantation d’organes susceptible de sauver une vie humaine dans l’immédiat et une expérience dont le résultat n’est pas prévisible (1).' Très vite, une interprétation restrictive de cette disposition s’est imposée : on ne transplante que des organes qui garantissent la sauvegarde d’une vie humaine. D’où ces distinctions tranchées entre, d’un côté, le vital, le caché, le profond et, de l’autre, le superflu, le secondaire, l’accessoire. Entre la chirurgie cardiaque, lourde, noble, et la chirurgie de la surface, perçue comme superficielle.
Il n’est donc pas surprenant que le conservatisme médical ait exprimé, pour la greffe du visage en question, une confiance excessive dans les procédés les plus conventionnels (prothèses). En revanche, pour le chirurgien qui est confronté à cette défiguration, ne pas tenter une opération serait se mettre en position de non-assistance à personne en danger. Certes, il ne saurait y avoir intervention sans présumer une issue heureuse – le chirurgien n’ignorant pas que tout peut tourner au drame. Mais l’attitude sécuritaire fondée sur la prudence conduit au refus des conditions mêmes de la connaissance, source d’innovations thérapeutiques. Qu’on le veuille ou non, pour conquérir une sécurité, il faudra toujours en passer par un premier risque.
L’opposition est complète entre 'éthiciens' et praticiens, tant au sujet de la nature du handicap que de l’opération elle-même. Pour les premiers, l’inacceptable tient à la lésion d’un organe vital qu’il faut à tout prix changer. En regard, l’acceptable désigne un trouble qui obscurcit la seule apparence. Il ne serait pas faux de dire qu’une greffe du cœur sauve une vie. Mais la valeur est dans le vivant. Il serait absurde de séparer les fonctions de relation, qui nous mettent en rapport avec le monde, de la vie organique ou végétative. Et de réserver les greffes pour les organes défaillants de celle-ci.
Certes, on vit par son cœur, mais on vit aussi par son corps métaphorique. Retourné comme un doigt de gant, l’intérieur s’expose à la superficie. Fallait-il que le cri d’Edvard Munch, ce cri du cœur, soit si insupportable pour qu’on le dérobe aux regards ? Il ne faut pas oublier que le jeu des émotions est un produit de l’évolution. Et que la greffe permet le retour de l’expressivité.
Doit-on placer cette greffe dans la catégorie des essais cliniques ? Assurément, non. Un essai lié à l’évaluation d’un traitement, avec l’accord des patients, c’est plutôt rassurant. Mais, dans la situation présente, il s’agissait d’apporter une solution à un problème médical. Un cas grave. Ce n’est pas parce que certains méconnaissent la valeur d’un geste thérapeutique que celui-ci devrait sortir du cadre des vraies opérations à finalité curative.
Une première chirurgicale est une expérimentation. Cela ne lui enlève en rien son caractère thérapeutique. Et quand M. Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique, souligne que l’on est ici dans la 'pure expérimentation', il nous rappelle cette évidence : soigner, c’est expérimenter. La seule question à poser serait celle de savoir si cette opération est innocente, nuisible ou bénéfique. Pour l’instant, une seule certitude, que Claude Bernard nous invite à partager : 'Tous les hommes qui se bornent à parler expérimentation au coin de leur feu ne font rien pour la science ; ils lui nuisent plutôt (2).'
Pour les partisans d’une logique sécuritaire, cette blessure du visage ne mérite pas une opération. C’est plutôt le traitement immunosuppresseur, eu égard aux risques qu’il comporte pour la patiente, qu’ils assimilent à un état pathologique. Il n’est pas bon d’abandonner une gêne mineure pour un état de maladie chronique. Il serait donc non éthique d’offrir une telle issue comme remède. Le traitement s’inscrit dans un projet thérapeutique global. Il faut retourner l’argument : il serait non éthique de renoncer à l’opération initiale, sous prétexte que le traitement s’avère contraignant à long terme.
La réserve des 'éthiciens' a pour corrélat une adhésion totale aux greffes d’organes qui sauvent la vie dans l’immédiat. Ou qui reculent les limites de la mort. Une telle perception tend à faire entrer la médecine des transplantations dans un cadre qui vole déjà en éclats. De sauver la vie à la vénérer, il n’y a qu’un pas. Un pas vers une idée de la vie plus abstraite qu’authentique. Voyez, par exemple, l’acharnement thérapeutique. Geste de dé-naturation, par excellence. Lui aussi sauve une vie dans l’immédiat. Lui aussi recule les limites de la mort. Mais quelle vie ? Et quelle mort ? En fait, les 'éthiciens' subordonnent les techniques à une métaphysique de la vie. En revanche, les praticiens mettent les techniques au service d’une physique de la vie. L’opération de la greffe de visage vise un processus de re-naturation. L’art savamment armé du chirurgien utilise, oriente et soutient la nature. En vue d’établir le retour des formes et des fonctions.
Ultime problème soulevé par des 'éthiciens' : comment a- t-on pu faire une opération si lourde sur une patiente si fragile ? D’autant plus fragile que l’on sait que plusieurs journaux ont évoqué le suicide de la donneuse et la tentative de suicide de la receveuse. Quand bien même ces informations seraient vraies, cela ne constituerait pas une objection. Le suicide réussi de l’une et le suicide raté de l’autre ont déclenché des événements imprévus. D’un côté, aux yeux de sa famille, le suicide de la donneuse peut apparaître comme une mort finalement utile grâce aux dons d’organes. De l’autre, la receveuse vit sa mutilation comme un obstacle à surmonter. En cessant d’être indifférente à son image, elle retrouve le souci de soi. Vouloir paraître, c’est avoir une raison de vivre.
Quant à l’argument suivant lequel il faudrait être équilibré pour supporter l’opération, il est à la fois absurde et dangereux. Absurde car la maîtrise de soi pourrait bien se traduire par une indifférence à son apparence. Si la personne handicapée peut normaliser elle-même sa vie en rapport avec sa force d’âme, elle n’a pas besoin de greffe. Dangereux dans la mesure où considérer la fermeté de caractère comme l’un des critères du droit à être opéré, ce serait fonder l’accès aux soins sur une forme de méritocratie.
A force de coller à la législation et aux problématiques actuelles en matière de bioéthique et de biotechnologies, les 'éthiciens' finissent par répandre d’étranges rumeurs. Les médecins manipuleraient leurs pauvres malades, ignoreraient où passe la ligne de partage entre une expérience utile et toutes les autres. Jusqu’à preuve du contraire, un centre hospitalier universitaire rassemble quelques compétences susceptibles de s’unir en vue de faire aboutir un projet thérapeutique. Il est rare que ce lieu abrite le laboratoire secret de quelque savant ayant pris le 'parti de Satan'.
Cette greffe du visage désacralise les pratiques chirurgicales. Aujourd’hui, les familles le disent spontanément : 'Prenez aussi le visage'."
Source :
Le Monde Diplomatique (Mars 2006, page 28)
Article de François Delaporte, Professeur de philosophie à l’université de Picardie -Jules-Verne, auteur d’Anatomie des passions, PUF, Paris, 2003.
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(1) Comité consultatif national d’éthique, « Avis sur l’expérimentation médicale et scientifique sur des sujets en état de mort cérébrale » (avis no 12), 7 novembre 1988.
(2) Claude Bernard, Cahier de notes, Gallimard, Paris, 1965.
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