Elias Zerhouni, directeur des Instituts américains de la santé : "La relation entre société et médecine va changer"
Hervé Morin : "Devant le Sénat américain, vous vous êtes opposé à la politique du président Bush, qui refuse le financement public de nouvelles recherches sur les cellules souches embryonnaires. Quels travaux sont menés aux Instituts nationaux de la santé (NIH), que vous dirigez ?"
Elias Zerhouni : "Avant 2001, le gouvernement fédéral américain n'a jamais financé la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Le compromis de 2001 a été d'accepter de faire des recherches sur les lignées disponibles à cette date et de permettre, sans limite, le financement fédéral. Mais, aujourd'hui, les lignées dont nous disposons ne suffisent plus aux besoins de cette recherche."
Un radiologue au parcours atypique
"Elias Zerhouni, né à Nédroma (Algérie) en 1951, a suivi un parcours atypique, qui l'a conduit à prendre, en 2002, la direction des National Institutes of Health (NIH), le plus grand organisme mondial de recherche médicale. En 1975, diplômé de l'école de médecine d'Alger, il a rejoint le département de radiologie de la Johns Hopkins University, à Baltimore (Maryland). Il en a gravi les échelons, tandis que plusieurs brevets en imagerie médicale assuraient sa fortune.
Les 27 centres de recherche des NIH emploient 18 000 personnes. Leur budget a atteint 28,6 milliards de dollars (21,4 milliards d'euros) en 2006. Par l'intermédiaire de bourses, ils contribuent à financer les travaux de 350 000 chercheurs à travers le monde."
Elias Zerhouni : "Il y a beaucoup de distorsion 'publicitaire' dans les deux camps - ceux qui sont favorables aux recherches sur les cellules souches embryonnaires et ceux qui y sont opposés. Mon rôle est de présenter la vérité scientifique. Il est clair que nous ne sommes pas à la veille de disposer de traitements : cela va prendre quelques années. Mais il est faux d'affirmer que les cellules embryonnaires n'ont pas le même potentiel que les cellules adultes, sur lesquelles on travaille depuis quarante ans. Le vrai problème, à l'échelle fondamentale, c'est la compréhension de la reprogrammation de l'ADN.
Tous les mécanismes de différentiation cellulaire en découlent. C'est bien plus essentiel que la question de traiter une maladie ou une autre. Pour pouvoir comprendre ces phénomènes, on doit vraiment étudier tous les stades de différenciation cellulaire, embryonnaire et adulte."
Un changement de président modifierait-il la donne ?
"C'est un débat de société qui touche tous les pays, et qui doit se poursuivre. Mais les choses vont se clarifier. Une majorité du public pense déjà qu'il ne faut pas limiter le potentiel de cette recherche. Au Congrès, la ligne de partage ne passe d'ailleurs pas entre démocrates et républicains.
Historiquement, il y a eu des réactions contre les transplantation d'organes, la transfusion sanguine, la fécondation in vitro... Toute avancée scientifique ou technologique provoque une réaction. Il faut que le débat soit éclairé par un avis scientifique compétent, au-dessus de la politique. C'est là que doivent se placer les NIH, sans sacrifice de leur intégrité scientifique."
Entre 1999 et 2003, le budget des NIH avait doublé. Depuis, il s'érode. Comment gérez-vous cette situation ?
"Le doublement était intervenu dans un contexte de surplus du budget fédéral, mais le 11-Septembre 2001 a fait augmenter les besoins dans d'autres domaines. Désormais, le défi, c'est de déterminer les atouts stratégiques que l'on veut privilégier en recherche fondamentale et appliquée. La priorité est à la préservation de l'avenir, des nouvelles générations de chercheurs, car on assiste à un effet démographique fort avec le départ à la retraite des baby-boomers."
Les effets des efforts financiers des années précédentes se font-ils déjà sentir ?
"Il est difficile d'être catégorique. Entre le temps de la découverte et sa réalisation, il y a quinze à vingt ans de travaux. Ce qui est clair, c'est que nous avons modifié les stratégies de recherche. Les découvertes interviennent à un rythme beaucoup plus soutenu qu'auparavant - quatorze vaccins en cinq ans, par exemple. La description du génome humain a permis des découvertes impensables il y a peu. Le coût du séquençage a été divisé par dix depuis trois ans.
Plus fondamentalement, on sent que la recherche modifie la médecine. Par le passé, on attendait d'être malade pour aller voir le médecin. C'était de la médecine curative. Or, de plus en plus, on essaie de comprendre les désordres moléculaires qui surviennent vingt à vingt-cinq ans avant que vous ne tombiez malade."
C'est la course aux biomarqueurs ?
"En effet, mais plus largement le passage à la biologie de système. On a beaucoup progressé sur les maladies cardiaques. Pour l'athérosclérose, on sait que cela vient du cholestérol, mais on n'a pas compris les causes fondamentales de cette maladie, qui, en réalité, commence très tôt, vers l'âge de 25 ans. On s'aperçoit qu'il y a une très forte contribution de la composante inflammatoire. Il en va de même pour une forme de diabète, des maladies neurologiques.
La recherche suggère des mécanismes communs à plusieurs maladies. Il va y avoir une reclassification fondamentale de celles-ci, qui se dessine déjà aujourd'hui."
Quelles seront les conséquences de cette révolution ?
"Le meilleur exemple qu'on puisse donner, c'est l'hypercholestérolémie. On prescrit aujourd'hui des statines à des millions de gens. Mais on sait, du point de vue épidémiologique, que, sans ce traitement, seulement 15 à 20 pour cent de cette population auraient développé cette maladie. Donc plus de 80 pour cent des prescriptions n'ont pas d'objet. Si on arrivait à déterminer, à l'échelle individuelle, quelle fraction de la population présente un gros risque de développer vraiment la maladie, on se rendrait compte du pouvoir de cette nouvelle médecine, plus prédictive, plus personnalisée.
Concernant le cancer du sein, des équipes ont découvert que 16 gènes, sur 250 identifiés, déterminent le degré de malignité. Avec ces nouveaux éléments, on pourra déterminer les femmes qui ont vraiment besoin d'une chimiothérapie.
Même chose pour la dégénérescence maculaire liée à l'âge, où l'activation de trois gènes représentatifs de la réponse inflammatoire multiplie par cent le risque de cécité. Des traitements anti-inflammatoires existent, qui font l'objet d'essais cliniques très prometteurs.
La relation entre société et médecine va donc changer : elle va induire une participation directe des individus. On va traiter les gens sains pour prévenir la maladie. Le concept même de santé va s'imposer."
Quand vous avez à embaucher des "cerveaux", comment procédez-vous ?
"Les besoins de nouvelles connaissances sont énormes, en santé comme en environnement. Quand on parle de compétition, il faut penser à une forme de collaboration créative. Il est très important de faciliter le mouvement des idées et du capital humain. Il y a des cerveaux dans le monde entier.
Moi, je suis un immigrant, aux Etats-Unis. Je suis arrivé d'Algérie en 1975. Ma philosophie est la suivante : l'esprit de découverte est la forme la plus élevée de liberté humaine, et ne s'accommode pas de restrictions. En tant que directeur des NIH, mon rôle est de réduire tous les obstacles à cette créativité.
A mon avis, les gouvernements sont dans l'erreur lorsqu'ils se montrent trop dirigistes dans la recherche. Parce qu'on ne sait jamais d'où viendra le prochain progrès."
Source :
LE MONDE (Nature et Sciences)
Propos recueillis par Hervé Morin
Article paru dans l'édition du 30.03.07.
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