TOUSSAINT. A force de repousser les limites de la mort, la recherche
médicale a contribué à les rendre floues.
"Trouver la limite entre la vie et la mort et choisir des critères qui
assureront un diagnostic exact sont des enjeux majeurs de la médecine moderne.
Un congrès international réunira en mai prochain à Cuba médecins, bioéthiciens et philosophes pour discuter de la délicate question d'une définition de la mort qui soit plus en phase avec les progrès de la recherche. Chef du Service de Neurologie et Neurophysiologie au Chirec (Centre hospitalier interrégional Edith Cavell) à Bruxelles, Jean-Michel Guérit explique pourquoi la frontière de la mort est à réévaluer régulièrement. "
"Le Temps : Quels critères sont-ils utilisés pour déclarer qu'une personne est morte?
Jean-Michel Guérit : De nos jours, la définition la plus élémentaire dit qu'une personne est morte quand son cerveau est irréversiblement et totalement détruit. C'est ce que l'on appelle la mort cérébrale. Cette situation peut être la conséquence de l'arrêt du cœur et de la respiration - sans alimentation en oxygène, le cerveau subit des dommages irrémédiables en quelques minutes - mais peut également survenir de façon isolée. Cette définition de la mort ne fait pas l'unanimité : elle subit les influences de la culture ou de la religion. Mais en Europe, le consensus est général et, en comparaison avec les Etats-Unis, nous sommes relativement à l'abri des poursuites légales.
Le Temps : Pourquoi le cerveau est-il devenu la référence de la mort?
Jean-Michel Guérit : Traditionnellement, l'arrêt du cœur et l'absence de respiration ont été les deux critères utilisés pour diagnostiquer la mort. Mais l'apparition des respirateurs à la fin des années 50 a permis de suppléer la déficience respiratoire et, par conséquent, cardiaque que la destruction du cerveau entraîne. Nous avons ainsi créé des situations où un cerveau est irrémédiablement et totalement détruit avec un cœur qui bat toujours. La personne est donc morte au sens médical tout en montrant des signes de vie. C'est une situation délicate et certains médecins, encore aujourd'hui, ont de la peine à déclarer la mort cérébrale d'un patient, malgré le fait que pouls et respiration soient artificiellement maintenus.
Le Temps : Imagerie à résonance magnétique, électroencéphalogramme, potentiel évoqué : la recherche médicale avance. Les enjeux avec ?
Jean-Michel Guérit : La définition de la mort cérébrale et son diagnostic doivent être discutés et adaptés. C'est une question d'éthique. Pour cela, il faut que des gens de cultures et de disciplines différentes se rencontrent. Mais le débat porte aussi sur la réanimation. Les progrès dans ce domaine permettent de sauver des vies mais l'exercice a aussi ses limites. Il y a quelques années, par exemple, on aurait réanimé certains patients victimes d'un arrêt cardiaque important et pris de convulsions : un geste qui aurait certainement débouché sur un état végétatif prolongé. Aujourd'hui, nous pouvons savoir qu'il n'y a pas lieu de réanimer certains de ces patients. La prévention de l'état végétatif prolongé d'une personne est d'ailleurs un autre enjeu de la médecine.
Le Temps : Parler de mort cérébrale fait penser au don d'organe. Comment ces deux réalités sont-elles liées ?
Jean-Michel Guérit : Les patients en mort cérébrale ont en général des organes d'excellente qualité pour la transplantation, ce qui sauvera la vie de ceux qui en profiteront. Mais l'idée que l'on a inventé le concept de mort cérébrale pour fournir des organes à la transplantation est totalement fausse. Ce malentendu découle d'une coïncidence : les respirateurs, et du coup la mort cérébrale, sont apparus à peu près à l'époque où se sont réalisées les premières greffes d'organes, au début des années 60.
Le Temps : Comment les progrès à venir feront-ils évoluer notre conception de la mort ?
Jean-Michel Guérit : Certaines pratiques, telle l'injection de cellules souches pour réparer des lésions du cerveau, représentent un potentiel thérapeutique immense. Mais leur développement va demander du temps, plus d'une dizaine d'années. Il sera alors temps d'aborder les questions éthiques que ces avancées ne manqueront pas de générer. Prenons les problèmes les uns après les autres ! Ce serait dommage de faire preuve d'immobilisme en essayant de prévenir des situations dans un avenir qu'on ne peut qu'imaginer."
Source :
http://www.letemps.ch/template/societe.asp?page=8&article=218380
Article d'Aline Dépraz
Copyright Le Temps, 2007.
3 commentaires:
C’est le développement de la transplantation qui va nécessiter de toute urgence, de la part de la communauté médicale, une définition claire de cette mort cérébrale pour permettre le prélèvement d’organes et recueillir l’acceptation sociétale d’une telle procédure. En 1968 on valide le concept de mort cérébrale (5 août 1968, déclaration de Harvard aux USA et 25 avril 1968 : circulaire Jeanneney) mais on se garde bien d’en préciser les critères, les Américains disant qu’il faut les établir en fonction des connaissances et en France, la fameuse circulaire Jeanneney dit que l’élaboration des critères va être imminente et proposée par l’Académie de Médecine. Il faudra attendre 28 ans pour les voir apparaître. La France a donc eu quelques mois d’avance sur les Américains pour décréter que la mort cérébrale était un état de mort. Monsieur Cabrol, deux jours après la promulgation de cette circulaire, va faire la première greffe à partir d’un donneur considéré en mort cérébrale. Vous voyez donc que pour une fois, nous n’étions pas en retard. L’arrivée de ce concept a apporté avec lui une multitude d’interrogations éthiques et a engendré nombre de controverses et de confusions, beaucoup n’y voyant qu’un prétexte pour légaliser le prélèvement d’organes sur personne "décédée à cœur battant". Ce concept est aussi initialement controversé même chez les professionnels de la santé puisque si vous regardez des études des années 80, vous vous rendrez compte que 40 pour cent des professionnels de santé sont très réticents à admettre cette mort cérébrale. Cette méconnaissance reste encore aujourd’hui à mon sens le frein le plus important pour l’acceptation du don et reste le parent pauvre de l’information au grand public, et principalement le principal responsable du refus des familles confrontées au don d’organes. Ce scepticisme est dû à l’aspect non conventionnel de la mort, puisque le cœur bat et la peau est chaude. Penser que ce corps est mort n’est pas aisé. Pour ajouter à la difficulté de compréhension, deux concepts vont voir le jour : celui de la mort encéphalique : ’whole brain death’, adopté aux USA, en France et aujourd’hui par une majorité de pays, qui exige la destruction du cerveau et du tronc cérébral, et la mort du tronc cérébral : "brainstem death", concept adopté au Royaume-Uni et en Inde, qui reconnaît à cette seule destruction (celle du tronc cérébral) le statut de mort. Ce qui est sûr, c’est que ces deux états sont des états de non-retour à la vie - personne n’en est jamais réchappé -, et que la respiration est abolie. Il faut donc une suppléance de la fonction respiratoire. Ces états conduisent toujours à court terme à l’arrêt de toutes les fonctions de l’organisme, quels que soient les moyens de réanimation mis en œuvre. Les différents pays, qu’ils aient adopté la mort encéphalique ou la mort du tronc cérébral, ont rapidement ressenti la nécessité de légiférer sur la validité médico-légale de ces morts, mais aussi sur les critères de définition, la finalité de ces critères étant de constater l’état irréversible du constat de la mort. Ce qui frappe, ce qui dérange, ce qui va alimenter la confusion, c’est que les critères retenus varient d’un pays à l’autre. Or là on ne peut pas invoquer des différences culturelles. On demande des faits scientifiques, aussi ces variétés de définition ne facilitent-elles ni la compréhension et, surtout, ni l’adhésion du grand public. Ainsi, dans certaines législations, la seule observation clinique suffira à établir le diagnostic de la mort, dans d’autres pays, on exigera un test ou un examen de confirmation pour valider le caractère irréversible de cette mort cérébrale. L’article du Monde, qui est paru juste avant le fameux décret du 22/12/1996 qui régit la définition de la mort encéphalique en France, souligne la difficulté de la rédaction du décret définissant la mort encéphalique, et témoigne des avis divergents, qui au sein même du corps médical se sont exprimés sur un thème aussi sensible et d’une grande portée symbolique. L’article souligne aussi que ces dispositions s’inscrivent dans un paysage fort contrasté, qui voit l’opinion publique avoir à la fois confiance dans l’efficacité des équipes médicales et redouter "la rapacité de ces mêmes équipes". La conclusion de cet article met l’accent sur le travail pédagogique à accomplir pour faire en sorte que soient mieux perçus les objectifs, les difficultés et les nécessités pratiques du corps médical. On voit bien que dans tous ces textes, dans tous ces besoins de législation, les peurs ont changé, les peurs se sont déplacées : la peur de l’inhumation prématurée a fait place à la peur des morts qui n’en seraient peut-être pas. Il y avait donc urgence à vraiment donner des définitions claires et précises de cette mort encéphalique et de celle du tronc cérébral.
Je cite un extrait du livre intitulé "Les éléments du corps humain, la personne et la médecine", aux Editions de l'Harmattan, 2005. Auteurs : Emmanuelle Grand, Christian Hervé, Grégoire Moutel :
"La nouvelle définition de la mort cérébrale est née en 1968 à la suite du progrès des techniques de réanimation (ventilation artificielle et réanimation cardio-pulmonaire) et du développement des pratiques de transplantation. 'Ce changement de législation a permis de résoudre le double problème que posait, d'une part la surcharge des lits occupés par des patients qui ne retrouveraient plus la conscience et, d'autre part, la demande croissante d'organes pour la transplantation. La définition de mort cérébrale permet d'annuler les obstacles auparavant légaux de deux pratiques désormais très courantes en fin de vie : la greffe d'organes et l'arrêt des soins', écrit David Rodriguez-Arias."
La loi Léonetti de 2005 (La Loi N° 2005-370 du 22 avril 2005, dite "loi Léonetti", "relative aux droits des malades et à la fin de vie") prévoit l'arrêt des soins. Mais elle n'inclut pas la pratique des prélèvements d'organes sur donneurs "décédés" dans les pratiques médicales de fin de vie qu'elle mentionne.
On écoutera avec beaucoup d'intérêt une émission d'Elodie Courtejoie sur Canal Académie, sur la carrière du chirurgien cardiaque Christian Cabrol qui présente son livre "De tout coeur" à l’Académie nationale de médecine (2006). Le Professeur y retrace les circonstances de sa carrière, et les difficultés éthiques et juridiques spécifiques aux débuts des greffes d'organes.
Pour écouter cette émission en ligne (durée : 20 mn), copier-coller le lien ci-dessous dans la barre de navigation de votre ordinateur :
http://www.canalacademie.com/De-tout-coeur.html
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