Le professeur Bernard Devauchelle a effectué la première greffe partielle du visage en novembre 2005 au CHU d'Amiens. (AFP PHOTO DENIS CHARLET)
"'Je m’occupe de la figure des gens depuis trente ans. Et puis voilà que, depuis le 27 novembre 2005, je suis devenu une espèce de star. Mais il y a des centaines de personnes qui font un travail tout aussi honorable et sont inconnues du public.'
L’homme qui tient ces propos est Bernard Devauchelle , 61 ans, chef du service de chirurgie maxillo-faciale et stomatologie au CHU d’Amiens, auteur de la première greffe de visage au monde.
Du triangle nez-bouche-menton très exactement, en étroite collaboration avec l’équipe de Jean-Michel Dubernard du CHU de Lyon, lui-même auteur de la première greffe de main en 1998. Alors, sincérité ou politesse de bon aloi ?
Dans son bureau situé au quatrième étage d’un bâtiment de l’hôpital Nord dominant la ville d’Amiens (sa cathédrale gothique et sa tour en béton d’Auguste Perret), Bernard Devauchelle, blouse blanche, cravate et lunettes posées au bout du nez, prépare, une cigarette à la main, une expertise. Son bureau ressemble à l’atelier d’un peintre ou d’un sculpteur.
Moquette grise, lumière tamisée, table de verre et chaise métallique imaginées par Picasso, gravures anatomiques de Vésale et peintures modernes au mur, bibliothèque garnie d’ouvrages historiques et artistiques : est-ce le bureau d’un chirurgien ? La présence de moulages, en plâtre blanc ou en résines multicolores, de crânes de patients défigurés, le rappelle.
'Dès que j’ai su que notre service allait s’installer dans ce bâtiment, j’ai jeté mon dévolu sur ce bureau dont j’ai pris l’essentiel de la décoration à ma charge', précise l’occupant des lieux. Déjà ce goût pour l’art.
Sa jeunesse à Amiens
Il est né à Amiens, a été élevé rue des Parcheminiers (un nom prémonitoire pour un futur greffeur de peau !) à Saint-Leu, 'ce quartier aux maisons multicolores évoquant Amsterdam ou Venise'.
Fils d’un père meunier et d’une mère secrétaire, il est le quatrième d’une fratrie de six garçons ayant reçu une éducation religieuse. Deux de ses frères sont scientifiques comme lui : l’un biologiste à l’Inra, l’autre égyptologue au CNRS, puis à l’université de Lille.
Au collège jésuite La Providence, plutôt bon en mathématiques mais très attiré par la littérature, le jeune Bernard décide de faire médecine, spécialité psychiatrie, quelque peu influencé par un vieux parrain médecin de famille.
Tout en prenant des cours d’orgue avec Gérard Loisemant, organiste de la cathédrale. 'Jusqu’à quatre heures par jour alors que j’étais en deuxième année de médecine.' Au point qu’il pense un moment embrasser une carrière d’instrumentiste.
La chirurgie, une vocation
Interne des hôpitaux, il nomadise entre Amiens, l’hôpital Foch à Suresnes, la Pitié-Salpêtrière à Paris et l’hôpital militaire Bégin à Vincennes. 'Lors de mon premier stage, je me suis émerveillé pour la chirurgie et le bloc opératoire', se souvient-il, le stage en psychiatrie l’ayant en revanche fortement déçu.
Comment pouvait-on encore soigner des personnes atteintes de maladies mentales en les maintenant dans un tel enfermement ? Un choc, qui lui a valu une sévère explication avec son chef de service… Déjà, cette exigence d’indépendance et de liberté.
Engagé dans la chirurgie générale, il se passionne très vite pour une discipline alors émergente : la microchirurgie. Il s’agit, sous microscope, de suturer des structures anatomiques de plus en plus fines (capillaires, nerfs). Interne à Foch, il remplace au pied levé un confrère à un cours de microchirurgie.
L'idée d'une greffe au visage pour les défigurés
'Plusieurs fois, j’ai eu la chance d’être au bon endroit au bon moment', reconnaît-il. L’idée de greffer une face aux défigurés chemine dans sa tête.
Depuis la Libération, les chirurgiens de cette spécialité s’intéressent essentiellement à des patients victimes d’accidents de la route, des candidats au suicide avec une arme à feu, des malades atteints d’un cancer de la face. Le traitement consiste à greffer des tissus provenant du malade lui-même (autogreffe ou autotransplantation).
Dans les années 1990, des expériences de greffe de museau sont menées sur des lapins, puis des rats, en France et, surtout, aux États-Unis. Dans les années 2000, vient l’idée de recourir pour l’homme à un donneur, histologiquement compatible (allotransplantation).
'J’ai commencé à m’intéresser au sujet en 2002 à l’occasion d’un congrès aux États-Unis, et j’ai déposé un dossier au Comité consultatif national d’éthique (CCNE)', explique Bernard Devauchelle .
En 2003, le Groupe pour l’avancement de la microchirurgie (Gram) qu’il préside organise une table ronde à Amiens.
Berbard Duvauchelle 'surfe' sur son succès
À cette époque, Jean-Michel Dubernard 'surfe' sur sa réputation depuis la greffe d’une main en 1998 et celle de deux mains et avant-bras en 2000.
'Urologue devenu chirurgien de la transplantation de reins, glandes surrénales, pancréas, c’est à la fois un entrepreneur, un politique (député UMP de Lyon) et un leader dont je me méfiais', avoue Bernard Devauchelle.
Lors d’une table ronde de la Société française de chirurgie plastique organisée en 2004 par Laurent Lantieri, chef de service de chirurgie plastique au CHU Henri-Mondor à Créteil, Bernard Devauchelle rencontre Jean-Michel Dubernard qui, peu de temps avant, s’était éloigné de Laurent Lantieri. Or, Dubernard et son équipe possèdent une avance en matière de traitement immunologique.
Une femme défigurée par un chien, 'un cas idéal'
Au même moment, Bernard Devauchelle reçoit un 'avis frileux de la part du CCNE' et en 2005 se présente la possibilité d’opérer une malade. Isabelle Dinoire, jeune femme de 38 ans de la région de Valenciennes, a été défigurée par les morsures de son chien alors qu’elle était inconsciente après la prise d’une dose excessive de somnifères.
'Jean-Michel Dubernard a alors parlé à la patiente d’une manière extraordinaire : c’est un grand médecin', se souvient Bernard Devauchelle, devenu depuis son ami.
'Quelque chose s’est imposé à nous : c’était le cas idéal. Non pas par intérêt intellectuel ou médiatique, mais pour aider les malades à reprendre une vie normale', poursuit-il.
'Sans visage, on n’est rien', dira plus tard Isabelle Dinoire. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et l’Agence de la biomédecine (ABM) sont prévenues.
'L’indication posée, une morsure récente non encore totalement cicatrisée, s’inscrit dans un contexte d’urgence : plus la cicatrisation de la patiente est avancée, plus la greffe est difficile. Il s’agit donc d’une première chirurgicale relevant de l’urgence thérapeutique', plaident les équipes d’Amiens et de Lyon.
Des interventions coûtant 150 000 euros
En septembre 2005, Bernard Devauchelle est autorisé à effectuer, 'dans le cadre d’essais cliniques', cinq transplantations. Des interventions qui coûtent 150 000 €.
'Nous en avons réalisé deux, la première en 2005, la deuxième en novembre 2009 – un artificier de Montpellier âgé de 26 ans, dont la mandibule a été détruite par l’explosion d’une fusée pyrotechnique – et l’autorisation a, jusqu’à maintenant, été reconduite', résume Bernard Devauchelle.
Même règle pour Laurent Lantieri à Créteil. Depuis, la médiatisation aidant, l’équipe picarde a été maintes fois sollicitée. 'Nous avons dû récuser plusieurs cas pour des raisons purement médicales', se souvient le chirurgien (1).
L'après transplantation, le début d'une nouvelle vie
Le rôle et la responsabilité d’un chirurgien du visage sont sans arrêt soumis au questionnement éthique. Sur ce sujet, Bernard Devauchelle a une position assez ferme. 'L’essentiel, c’est la bonne indication et, pour bien des malades, la transplantation aurait pu être prescrite d’emblée', poursuit-il.
'La transplantation est un événement extraordinaire. C’est à la fois un acte technique, un geste artisanal, artistique', explique Bernard Devauchelle , très sensible à cet aspect des choses (2).
'Pour le patient, l’après de la transplantation n’est pas une vie facile ; c’est comme le mariage, il faut le réinventer chaque jour', poursuit-il. Déjà, les greffes de cœur, de main et de visage sont différentes de celles des autres organes.
Mais la greffe de visage permet de revivre au sens le plus humain du terme, d’exprimer des sentiments à partager avec autrui.
'La transplantation est une opération de grande envergure, expliquent Bernard Devauchelle et la psychiatre Sophie Cremades. Elle procède d’une démarche à la fois réfléchie, innovante et parfois urgente, visant à redonner à un corps fragmenté, dont le visage est une pièce maîtresse, son unité ; c’est bien plus qu’une simple réparation', poursuivent les deux spécialistes.
Une mère voulait 'donner son visage à sa fille de 17 ans'
Parfois aussi, il se produit des événements inattendus. Ainsi, cette mère de 35 ans voulait 'donner son visage à sa fille de 17 ans' atteinte d’une tumeur de la face. Recrutée dans un programme hospitalier de recherche clinique, on a testé sur elle les éventuels effets secondaires du traitement immunologique antirejet.
Notamment une molécule qui bloque le développement des vaisseaux sanguins, l’anti-VEGF. Et là, miracle, le médicament en question a purement et simplement réduit la tumeur.
'Son état physique ainsi que psychologique s’est nettement amélioré et l’opération est devenue inutile', se félicite-t-il. Un paradoxe pour le chirurgien, mais une satisfaction pour le médecin et, surtout, pour la malade.
L’auteur de la première greffe partielle de visage au monde, qui a mis l’éthique au centre de son travail au sein du CHU d’Amiens, est aussi un artiste passionné."
(1) À ce jour, depuis novembre 2005, treize greffes de la face ont été réalisées dans le monde, dont sept en France (deux à Amiens, cinq à Créteil), trois en Espagne, deux aux États-Unis et une en Chine. Onze patients sont en vie.
(2) "La chirurgie est-elle encore un art ?", in C. Hervé et al., Éthique des pratiques en chirurgie, L’Harmattan, 2003.
Denis SERGENT
http://www.la-croix.com/Bernard-Devauchelle--chirurgien-aux-multiples-visages/article/2455113/4076Est-ce bien le cabinet d'un chirurgien ?
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