"La famille A possède en banque des greffons réservés à ses enfants. En bonne santé, ils n’en auront jamais besoin. S’ils meurent très tôt d’un accident quelconque ou s’ils meurent de vieillesse, ces greffons ne serviront à personne et seront détruits car plus personne ne voudra en payer la conservation. Et pendant ce temps là, dans la famille B, un enfant leucémique meurt faute de pouvoir accéder à un des greffons que détient la famille A"
Suite à mon article sur le sang de cordon publié hier sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne, un père me laisse ce témoignage : "En 2002, mon fils de 14 ans rentre de colonie de vacances. Ma femme me l’amène et me demande mon avis sur une série de petits bleus qu’il a sur les jambes. Il venait de faire du canyoning alors... Mais, quand même, ces bleus de seulement 2 cm², je n’ai jamais vu et je demande à ma femme de le présenter à l’hôpital. Quelques heures après, nous apprenons qu’il a quelque chose de sérieux et le lendemain qu’il a une Leucémie Aigüe Myélocytaire (LAM). Cancer du sang qui tue en un mois.
Tout le combat contre cette LAM a été organisé par le professeur Eliane Gluckman et son équipe de médecins et infirmières. Aujourd’hui mon fils est en vie, sans aucune séquelle apparente (il a subi plusieurs chimios mais pas de curithétapie).
Le sang se fabrique dans les parties spongieuses de nos os ; dans les têtes des os longs et dans l’âme des os plats. A ces endroits là, le sang naissant s’appelle moelle osseuse et ne ressemble en rien, n’a rien à voir avec la moelle épinière qui est un cordon de matière grise bourrée de neurones circulant au centre de la colonne vertébrale et prolongeant le cerveau.
Pendant longtemps, pour essayer de soigner-guérir une personne dont le sang était gravement anormal (sursaturé d’un des composants sanguins par exemple) on commençait par tuer toutes les cellules cancéreuses (à taux de reproduction rapide) en lui administrant des poisons sélectifs : chimiothérapie (les bulbes capillaires, les cellules des muqueuses meurent aussi) puis, une fois que le patient était presque mort, épuisé par l’empoisonnement thérapeutique (pourquoi ne pas le dire ainsi) on le laissait revenir à la vie, on vérifiait si son corps était capable de se regénérer normalement. Ca marchait parfois mais les échecs de la chimiothérapie seule étaient nombreux.
Puis on a eu l’idée d’injecter dans le patient chimiopréparé, de la moelle osseuse d’un patient bien portant et compatible. Et là on, a eu de très bons résultats.
La compatibilité, dans ce domaine thérapeutique, n’a rien à voir avec les simples questions de groupe et de rhésus, ce serait trop facile. Hélas, il y a des tas d’autres critères qui doivent être identiques ou le plus identiques possible qui font que chacun de nous n’a statistiquement que quelques poignées d’hémato-compatibles au monde.
Toutes les méthodes, règles ou protocoles suivis par l’équipe de Saint-Louis, sont issus de la pratique de cas, d’expériences, d’échecs, de réussites, bref de méthode scientifique qui, on l’oublie trop souvent, oblige à tâtonner, à essayer, à tenter, à prendre des risques. Pasteur aurait pu tuer son premier enragé ...
Quand on se présente ou quand on présente un enfant à une équipe de soigneurs-chercheurs, il faut s’attendre et accepter qu’ils fassent de notre cas, une expérience de plus (ce qui suppose, par exemple, un protocole habituel à 90 p. cent et inédit à 10 p. cent).
Quand on vit ce genre d’expérience en tant que patient ou parent de patient, on réalise vite qu’on sera un cobaye de plus sur la liste de leurs patients précédents, tous cobayes, tous ayant participé (échecs compris) à l’enrichissement des connaissances, au perfectionnement des méthodes, à l’amélioration du taux de réussite au fil des expériences. Tous les éléments d’une thérapie ont leur lot de tâtonnements : le nettoyage, les choix des poisons de la chimio, le choix des paliatifs, les durées, le soutien psychologique (on fait intervenir des clowns ou pas, on leur fait suivre les cours à l’hôpital ou pas, on permet la présence soutenue des parents ou pas...). Tout est à la fois rôdé et expérimental. Là on n’est plus du tout dans la consommation habituelle ('Je veux que la voiture que j’ai commandée corresponde exactement à la pub de rêve ou je fais un procès pour tromperie'). Quand on entre à Saint-Louis, on participe à la recherche, aux tâtonnements, aux efforts pour réussir. On profite des expériences passées et notre cas va profiter aux suivants.
La compatibilité de moelle osseuse greffon-greffé étant très rare, il y avait plein de patients qui mouraient faute de donneur. Donner sa moelle osseuse est nettement plus galère que donner son sang complet (30 minutes) ou ses plaquettes (une heure). La moelle osseuse se conservant mal (je veux dire qu’on est plus certain de son efficacité fraîche que surgelée), le "don" étant également pénible pour le donneur (anesthésie puis aspiration avec grosse aiguille plantée dans la crête illiaque), ces donneurs restaient potentiels (ils étaient analysés et posaient leurs coordonnées sur une liste mondiale de donneurs puis attendaient un appel téléphonique pour courir à l’hosto se faire prélever). Bravo, bravo, bravo à ces donneurs virtuels pour leur engagement, leur courage et leur altruisme (s’inscrire sur cette liste signifiait rester clean et dispo, prêt à sauter dans un avion et être à tout moment joignable par la banque des donneurs). Ca avait un côté pionniers solidaires de la CB.
La moelle osseuse du donneur (ça fait le volume d’un petit verre) une fois injectée ou transfusée dans le receveur, ses cellules souches (très jeunes, à fort potentiel d’adaptation-spécialisation) vont se loger dans toutes les parties spongieuses du squelette du patient et de là, vont lancer (pas toujours hélas) la fabrication d’un sang normal.
En attendant d’être greffé, le patient est globalement maintenu en survie par une chimio qui élimine ses cellules folles, qui le rend hyper vulnérable à tous les microbes et champignons (vie sous bulle stérile) et il est constamment transfusé de sang normal et de plaquettes disons ordinaires ou courantes.
Dans ces conditions, un patient ne peut donc attendre une greffe que 2 ou 6 mois peut-être. Chaque jour qui passe sans cette greffe, sans trouver son rarissime bon donneur, voit le patient s’affaiblir, se décomposer et agoniser.
En back-office, derrière le calme apparent des couloirs et des chambres, les soignants, les professeurs, les médecins, subissent un stress permanent lié à la fois aux risques de l’expérimentation, à la confrontation à la spécificité de chaque cas, aux dépenses vertigineuses et à la recherche urgentissime à travers les banques mondiales, des donneurs-bonheur pour leur trentaine de patients à sauver.
Etant donné les contraintes que ce procédé imposait aux donneurs de moelle osseuse, ils n’étaient que 10 ou 13 millions dans le monde, dont la plus grande partie en Corée du Sud. Parmi les nombreux critères de compatibilité, il y avait forcément ceux liés aux races, ethnies, sous-groupes, etc. et il y avait de drôles de surprises concernant le traçage ou les pistes de communauté génétique.
Les chances de compatibilités sont donc nettement plus grandes au sein d’une famille qu’en dehors (bien des patients sont morts sans avoir été greffés alors que des membres de leur famille refusaient de subir ne serait-ce que le premier test de compatilité). Les fâcheries ou bouderies intrafamiliales peuvent donc avoir des conséquences mortelles dont on ne parlera jamais dans les medias.
En 1987, face à un cas encore spécial, le Pr. Eliane Gluckman se dit que faute de donneur de moelle osseuse, faute de toute autre alternative sensée, il faudrait essayer de transfuser au malade du sang de cordon ombilical (sang qui reste à la fois dans le placenta et le cordon ombilical, de toute naissance). Là encore il faut respecter une compatibilité complexe mais finalement - le Pr. E. Gluckman l’a découvert progressivement - moins sévère qu’avec les greffes de moelle osseuse.
On prépare le patient à peu près de la même manière qu’avec la greffe de moelle osseuse mais il a plus de chance qu’on lui trouve un bon donneur d’une part en raison de critères de compatibilité un peu moins stricts mais surtout parce qu’il est très facile de donner le sang de cordon. Il y a donc plus de dons de sang de cordon que de dons de moelle osseuse.
La maman sur le point d’accoucher est sollicitée par un collecteur. Si elle accepte, une fois le bébé expulsé et posé sur son ventre, le cordon est clampsé, on y place une aiguille, on demande à la maman de bien vouloir pousser encore afin de presser le placenta comme une éponge. On recueille un petit verre de ce reste de sang puis l’expulsion du placenta se déroule dans les délais habituels.
Ce sang est alors analysé, repéré, taggué, enregistré sur un ordinateur de banque de sang de cordon et conservé surgelé jusqu’à ce qu’un jour, un patient ait besoin de lui. Au cours de l’analyse de ce sang frais, on peut découvrir qu’il n’a pas de bonnes qualités et il est éliminé.
Quand on trouve quelque part dans le monde le sang de cordon compatible avec le patient, en même temps que la pochette franchit les distances sous neige carbonique, le patient est préparé. Il est plus empoisonné que jamais afin de tuer tout son matériel hématoproducteur (hématopoïétique) et laisser la place libre au sang de cordon (qui est doté de pouvoir hématopoïétique similaire à celui de la moelle osseuse).
C’est donc à un patient à l’agonie qu’on tranfuse la petite pochette et ensuite on attend, un jour, deux jours, trois jours. On analyse son sang. 5 jours après on analyse encore son sang (le liquide céphalo rachidien qui entoure la moelle EPINIERE aussi) et on commence à observer des changements ... Quand tout se passe bien, au bout de deux mois, après 40 analyses successives de sang, on peut voir que le patient produit un sang normal. On n’a plus besoin de lui transfuser ni sang complet ni plaquettes. Il revient à la vie. Et il faut 2 à 3 ans de rémission pour se permettre de considérer que la guérison est définitive.
C’est un sauvetage qui coûte cher mais d’une part il porte sur des enfants (les greffes prennent mal sur les vieux) et ces jeunes malades, quand ils s’en sortent, ont les mêmes capacités ou potentialités que les autres.
Je vois plusieurs postes coûteux :
L’hygiène très poussée, la salle blanche, la bulle (disons 30 à 90 jours de chambre spéciale).
Les produits de chimio (une pochette de poison liquide bleu peut coûter plus de 1000 euros)
Le prélèvement, l’analyse et la conservation, parfois pour rien, de sang de cordon.
L’informatisation des données bancaires.
Le transport du greffon, de la pochette.
Le long suivi médical lors du retour à la maison et les deux années de médocs
Le soutien scolaire (à l’hôpital et à la maison)
Et dans certains cas, l’hébergement des parents accompagnant l’enfant (par le biais de l’Association Pièces Jaunes ou similaire)
Au pif, je dirais qu’un sauvetage réussi coûte 200 K€. Mais il faut augmenter le prix des réussites du prix des échecs. Mettons donc qu’il y a 400 K€ de dépensés pour avoir une guérison (après laquelle il n’y a plus de dépenses).
La très grande majorité des mamans à qui on demande si on peut prélever le sang de cordon de leur bébé (pour le bénéfice éventuel d’un inconnu) répondent par l’affirmative.
Or, on ne le demande pas à toutes les mamans qui accouchent et on ne le demande que dans deux ou trois maternités en France (sur ce forum, peu de mamans auront été sollicitées sur ce sujet, j’imagine).
On demande peu aux mamans tout simplement parce que l’Etat ne veut pas dépenser en prélèvement, en analyse et en conservation, parfois pour rien. L’Etat préfère payer cash et peut-être plus cher, une pochette venue d’Australie que d’en constituer des stocks ici.
(Comme pour le don de sang ou de plaquettes, ça a beau être gratuit de la part des donneurs -en tout cas en France- l’opération de collecte, d’analyse et de garde coûte cher et un produit gratuit au départ finit coûteux)
J’ignore où en est la greffe de moelle osseuse mais posons qu’elle soit supplantée par la greffe de sang de cordon (dont on peut être sûr que chaque jour, on expérimente des applications plus étendues).
Concentrons-nous sur la seule greffe de sang de cordon et comprenons que les enjeux sont alors très élevés en termes de santé publique. Comme c’est facile à prélever et que c’est important, ça attire ceux qui veulent faire fortune.
Le refus de l’Etat de prélever dans toutes les maternités voire même systématiquement, la facilité de l’opération, son importance potentielle, font qu’un boulevard est ouvert aux mouches à business.
Je crois que si l’on autorise le prélèvement de sang de cordon autogène [autogène signifie pour soi-même, Ndlr.], pour l’enfant-même ou son frère et pour couvrir l’éventualité où ils tomberaient malades et parce qu’on ne peut pas offrir-donner deux fois le sang d’un cordon, on arrivera très vite à ce que chaque mère ne permettra que des prélèvements pour sa descendance. Plus personne ne pourra recevoir un greffon d’une autre famille.
Or, si les chances de compatibilité intrafamiliales sont beaucoup plus fortes que les extrafamiliales, elles ne sont pas acquises à cent p. cent. (aucune possibilité intrafamiliale dans notre cas).
Pour que chacun puisse conserver toutes ses chances, il est donc indispensable que les greffons puissent circuler dans tous les sens. Une mère ne devrait donc jamais réserver le sang de son bébé pour sa seule famille.
En définitive, c’est le don vers des inconnus qui offre à chacun le plus de chances mais à condition que le nombre de prélèvements (faits d’avance et parfois pour rien) soit augmenté.
Les médecins de coeur comme l’est le Pr. Eliane Gluckman, iraient à préconiser le don vers inconnu exclusivement [transplantation allogène et non autogène, Ndlr.]
Mais comme des entreprises comprennent qu’elles peuvent faire de l’argent en sensibilisant les mères sur les risques pour leur propre enfant et obtenir alors quasiment cent p. cent de contrats (prélèvement+analyse+conservation), les médecins du genre du Pr. Gluckman doivent en tenir compte. Ils préfèrent guérir des enfants sur base de solidarité internationale et ne veulent pas n’avoir plus comme clients que des enfants de riches. Mais ils doivent se soumettre au discours de plus en plus puissant des banques privées prônant l’individualisme.
Oui gosses de riches, car si une banque privée peut demander 2.000 euros à une maman dans un premier temps pour un contrat intrafamilial, elle ne se gênera guère pour demander 6.000 ou 60.000 euros quand l’habitude de prélèvement autogène [pour soi, Ndlr.] deviendra la norme.
Au départ, on avait donc des parents affolés se mettant entre les mains de professeurs jouant à fond la carte de la solidarité universelle et ils trouvaient normal qu’il en soit ainsi.
Puis sont arrivés les marchands qui tiennent un discours très différent aux parents et la perversion des esprits a commencé.
La pensée ou posture individualiste n’étant plus taboue à cause des affairistes, les médecins comme le Pr. Gluckman sont obligés d’en tenir compte et ne lèvent plus les bras au ciel quand ils entendent des parents réclamer une sécurité réservée à leur seule famille.
Que vont faire les mères ? Vont-elles toutes succomber au discours individualiste des marchands ?
Je pense que oui, car les marchands ont plus d’une carte dans la main. Ils peuvent facilement exposer aux parents qu’étant donné que la filière autogène existe désormais, s’ils s’y opposent et qu’un jour leur fils malade ne peut être guéri, ils auront affaire non seulement à leur conscience mais aussi à la Justice.
A cette heure-ci, il n’est peut-être pas trop tard pour étouffer dans l’oeuf la voie individualiste. Mais il faudrait alors que l’Etat l’interdise et accentue son budget dans le prélèvement allogénique préventif.
Et il paraît que l’Etat c’est nous....
Je vous refais donc la synthèse de ce qui se passera si on permet à l’oeuf de l’individualisme de se développer.
La famille A possède en banque des greffons réservés à ses enfants. En bonne santé, ils n’en auront jamais besoin. S’ils meurent très tôt d’un accident quelconque ou s’ils meurent de vieillesse, ces greffons ne serviront à personne et seront détruits car plus personne ne voudra en payer la conservation. Et pendant ce temps là, dans la famille B, un enfant leucémique meurt faute de pouvoir accéder à un des greffons que détient la famille A."
GRAND merci pour votre témoignage à l’issue heureuse mais intense en vécu. Pour confirmer vos propos, déjà très documentés et très éclairants sur le sujet du sang de cordon, considéré comme simple déchet opératoire jusqu’à récemment (alors que c’est une fabuleuse "boîte à outils") :
"L’article 8 de la proposition de loi déposée au Sénat le 19 février 2010 (...) : Dans la mesure où 'le cordon et le placenta génèrent des cellules souches mésenchymateuses (CSM) en quantité importante et, [où] greffées de façon allogénique, elles seraient tolérées immunologiquement, sans traitement immunosuppresseur, un effort de recherche particulier doit être entrepris pour définir le champ thérapeutique dans lequel ces cellules pourraient être utilisées', lit-on dans l’exposé des motifs.
Le texte estime par ailleurs que la collecte du sang de cordon et des tissus placentaires est un 'enjeu de santé publique majeur' et 'un intérêt stratégique pour permettre à la recherche française de se maintenir au plus haut niveau, dans un contexte de forte concurrence internationale'. Il demande donc que soit conféré au cordon le statut de ressource thérapeutique et que le développement de la collecte et de la conservation du sang de cordon soit favorisé dans le 'respect de la solidarité du don à travers les principes de gratuité et d’anonymat par les banques publiques'. Il préconise une information systématique des femmes enceintes et la conservation des 'unités de sang placentaire à des fins spécifiques de greffes intrafamiliales'. Tout en affirmant que le sang de cordon 'ne peut être privatisé', il souhaite enfin que puissent être développés des partenariats public-privé pour faire progresser le nombre de prélèvements."
Source :
Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas, c'est le développement de ces partenariats public-privé qui se fait attendre en France ... Or comme vous le faites remarquer, c’est une question de vie ou de mort :
"La famille A possède en banque des greffons réservés à ses enfants. En bonne santé, ils n’en auront jamais besoin. S’ils meurent très tôt d’un accident quelconque ou s’ils meurent de vieillesse, ces greffons ne serviront à personne et seront détruits car plus personne ne voudra en payer la conservation. Et pendant ce temps là, dans la famille B, un enfant leucémique meurt faute de pouvoir accéder à un des greffons que détient la famille A."