"Organes : Ignazio Marino, sénateur italien et chirurgien spécialiste des greffes, s'inquiète de certaines dérives."
L'Espresso, Rome - "Il était une fois les transplantations, ces thérapies qui permettent de sauver la vie de patients gravements atteints n'ayant d'autre espoir que la greffe d'un nouvel organe (foie, coeur, rein ou pancréas). Le don d'organes permet de vaincre certaines maladies, et des milliers de patients attendent de pouvoir en bénéficier. Au fil du temps, le nombre d'organes susceptibles d'être transplantés a augmenté, si bien que l'on peut aujourd'hui presque tous les remplacer : cornée, poumons, intestin grêle, côlon, cellules produisant l'insuline, mains, visage, valves cardiaques, tendons, ovaires... Progressivement, tous les obstacles techniques ont pu être surmontés. De tels progrès ne peuvent que nous réjouir.
Toutefois, il existe des différences entre les transplantations, et cela m'amène à me demander si toutes les interventions sont justifiées et éthiquement acceptables. Certaines opérations peuvent sans doute améliorer la qualité de vie du patient, mais elles ne sont pas essentielles à sa survie. Quel sera, dans ce cas, le prix à payer ?"
"La première transplantation d'ovaires entre deux femmes non jumelles est récente. Au début des années 1990, Teresa Alvaro, alors âgée de 20 ans, est tombée gravement malade des suites d'une bêta-thalassémie [une forme d'anémie] héréditaire. Sans l'ombre d'une hésitation, sa soeur, Sandra, qui sortait tout juste de l'adolescence, lui a fait un don de moelle osseuse qui lui a sauvé la vie. Cependant, à cause des différents traitements qu'elle avait subis (chimiothérapie et radiothérapie), Teresa est devenue stérile. Elle pensait ne jamais avoir d'enfant.
En 2006, une transplantation ovarienne avait été effectuée entre deux soeurs jumelles. Teresa n'avait pas de soeur jumelle, mais elle avait reçu la moelle osseuse de Sandra. Cette greffe avait été réalisée car il existait une très forte compatibilité entre les deux soeurs. Voilà pourquoi elles se sont adressées aux médecins de l'Université catholique de Louvain, en Belgique, qui ont décidé de tenter la transplantation d'ovaires. L'intervention, simple et rapide, a été exécutée par laparoscopie. Le tissu ovarien a été prélevé sur Sandra et transplanté chez Teresa. Six mois plus tard, Teresa a eu ses règles, son bilan hormonal était normal. Les médecins ont confirmé que ses ovaires fonctionnaient de nouveau normalement. Teresa a souhaité avoir un enfant grâce à une fécondation artificielle. La première tentative s'est soldée par un échec. Mais les médecins lui ont assuré que ce n'était pas lié à la greffe de tissu ovarien et qu'elle pourrait même tenter une conception naturelle. Cette perspective nous place devant une grave question d'éthique : à qui appartiendrait, génétiquement parlant, l'enfant né de l'insémination d'un ovocyte n'appartenant pas à la femme qui portera l'enfant, mais à sa soeur, qui lui a fait un don de tissu ovarien ? Les spécialistes des transplantations, mais également tous les médecins et les scientifiques ne devraient jamais oublier que les possibilités techniques ne peuvent justifier toutes les interventions. Bien sûr, l'expérimentation fait partie de l'acte de soigner. Mais, même devant la plus fascinante des découvertes, la motivation principale pour faire avancer le progrès doit rester la santé du patient, ce qui est bon pour lui et sa qualité de vie, sans oublier les éventuels sacrifices qu'il devra faire et qui sont parfois de véritables souffrances.
En Italie, comme dans de nombreux autres pays, la transplantation ovarienne est interdite pour une raison très simple : dans le cas d'une grossesse, la femme qui a reçu une greffe d'ovaires ne transmettra pas à son enfant son propre patrimoine génétique, mais celui d'une autre personne. Cette femme pourra poursuivre sa grossesse, peut-être même la mener à bonne fin, mais elle ne sera en aucun cas la mère biologique de l'enfant qu'elle portera. Les exemples que j'évoque sont bien sûr des cas extrêmes. Les dilemmes éthiques restent cependant indéniables. Je citerai d'autres cas retentissants de greffes non destinées à la survie des patients. En 1998, à Lyon, une équipe internationale de chirurgiens effectua pour la première fois la greffe d'une main en utilisant le membre d'une personne décédée. Malheureusement, le patient a été incapable d'accepter complètement sa nouvelle main. Au bout de trois ans, il a fallu lui enlever la main greffée. La greffe d'un membre est une intervention extrêmement complexe. Les chirurgiens doivent non seulement raccorder les vaisseaux sanguins, mais également unir des nerfs, des muscles et des tendons, de sorte que le patient puisse éprouver la mobilité et la température de sa nouvelle main et disposer du sens du toucher. En outre, le membre greffé est constitué de différents types de tissus - peau, muscles, os ... -, si bien qu'il existe des risques réels de rejet. Devant de telles difficultés, n'est-il pas préférable d'opter pour des prothèses artificielles ?"
"La motivation principale doit rester la santé du patient"
"La première greffe de visage a été un événement retentissant. L'intervention a été effectuée en 2005, à Amiens, sur une femme de 36 ans défigurée après l'agression d'un chien. La peau, la chair et les vaisseaux sanguins furent prélevés sur le visage d'un cadavre donneur, pour être ensuite appliqués sur une partie du visage de la patiente. Le chirurgien qui a dirigé cette entreprise était celui qui avait greffé la main : Jean-Michel Dubernard. Avant l'intervention, il a soumis sa patiente à un entretien psychologique approfondi. La femme devait être tout à fait consciente de ce qui l'attendait : elle devrait prendre des médicaments antirejet pour le restant de ses jours, serait exposée à des risques et à des contrôles réguliers, et serait confrontée à une nouvelle apparence, radicalement différente de celle qu'elle avait auparavant, avec probablement des conséquences sur la perception qu'elle aurait d'elle-même. L'intervention a finalement eu lieu, peut-être parce qu'une autre équipe, aux Etats-Unis, s'apprêtait à effectuer elle aussi une greffe de visage, avant d'obtenir une autorisation : la compétition entre les bistouris les plus compétents du monde était lancée.
Je ne considère pas la compétition comme quelque chose de négatif ; je dois même avouer que j'éprouve une certaine satisfaction, en tant que chercheur, lorsque je parviens à publier avant tout le monde le résultat d'une étude ou la description d'une intervention chirurgicale sur laquelle travaillaient également d'autres scientifiques. Toutefois, le jeu de la compétition exige que l'on respecte deux règles fondamentales : travailler dans l'intérêt du patient et ne présenter aucune donnée qui pourrait susciter de faux espoirs. Pour en revenir à la greffe de visage, bien que je comprenne les motifs de cette intervention, je me dois d'émettre des réserves sur le plan éthique : il ne s'agit pas, dans ce cas, de sauver la vie d'un patient, ni même de soigner une maladie. Bien sûr, nous pouvons tout à fait imaginer les difficultés d'une personne défigurée qui ne peut accepter son état et vit dans l'isolement, sans pouvoir travailler ni nouer de relations amicales : cette situation peut rendre la vie réellement insupportable.
Il est donc possible de justifier cette intervention. Mais, avant d'opter pour une greffe du visage, il serait préférable de sonder les profondeurs de l'âme humaine et de tenter de convaincre le patient de suivre la voie qui mène à l'acceptation de soi - dans la mesure du possible, bien sûr. Certaines personnes défigurées ont appris à vivre avec leur infirmité ; ces personnes accepteraient sans doute difficilement les complications liées à une greffe, comme le rejet, l'hypertension, le risque de diabète et les infections parfois mortelles. En 2007, les spécialistes du New York Down Town Hospital de Manhattan ont annoncé qu'ils allaient sans doute franchir une nouvelle étape : celle de la greffe d'utérus. L'équipe médicale, composée de chirurgiens et d'experts en médecine reproductive, a réussi des expérimentations sur des rats, des cochons, des lapins et des singes.
On soumettra ces animaux à une insémination artificielle pour vérifier s'ils peuvent mener à bien une grossesse à terme. Les étapes de cette greffe seraient les suivantes : transplanter l'utérus, attendre quelques mois pour stabiliser la fonctionnalité du nouvel organe, puis implanter des embryons fécondés in vitro et, dans le cas où la grossesse serait menée à bonne fin, effectuer un accouchement par césarienne pour enlever simultanément l'utérus greffé et éviter ainsi à la patiente de supporter toute sa vie un traitement antirejet - une greffe temporaire, en quelque sorte, avec la grossesse pour seul objectif : une intervention pratiquée par des hommes que je qualifierais de cow-boys plutôt que de médecins."
"Des pratiques de cow-boys indignes de médecins"
"Il est évident que les risques sont trop élevés pour la santé de la femme ; en outre, des inconnues liées au développement d'un foetus éventuel ne peuvent être considérées comme acceptables, surtout lorsqu'il existe d'autres moyens sérieux pour réaliser le désir tout à fait légitime de maternité. Les méthodes auxquelles je pense sont l'adoption, mais également la 'location' d'utérus, pratique que je ne défends pas, mais qui est effectuée désormais assez fréquemment aux Etats-Unis : d'après les experts, dans 95 pour cent des cas, les grossesses sont menées à terme avec succès, pour le bonheur de tous les intéressés. Subir une greffe d'utérus, en revanche, comporte des risques pour la patiente, risques consécutifs à l'intervention, mais surtout au traitement antirejet : les effets secondaires des médicaments ne sont pas anodins. Peut-être ne puis-je saisir le sens profond d'une grossesse parce que je suis un homme. Mais il me semble déraisonnable de proposer des traitements qui mettent en péril la vie d'une femme et la santé de l'enfant à naître (exposé à la toxicité des médicaments antirejet que la mère doit prendre), au lieu d'emprunter des voies plus simples, comme celle de l'adoption. Le thème des greffes nous porte à réfléchir à l'éthique des innovations médicales et aux mécanismes qui lancent les chirurgiens et les scientifiques dans une rivalité effrénée : une escale qu'il semble difficile d'arrêter...
Nous vivons une époque formidable : nous pouvons nous estimer heureux de pouvoir guérir des maladies qui étaient incurables il y a quelques décennies à peine. Cependant, même si les progrès de la technologie et de la biologie nous ont permis de franchir de nombreux obstacles, je ne peux ni ne souhaite oublier cette phrase que me répétait inlassablement Thomas Starzl, pionnier des transplantations qui effectua la première greffe de foie en 1963 : 'Ce n'est pas parce qu'une technologie existe qu'il faut l'utiliser.' Pour qu'une technologie soit utilisée, il ne peut y avoir qu'une seule motivation : qu'elle soit bonne pour l'être humain. En excluant toute ambition personnelle, aussi bien de la part des médecins que de celle des patients."
Source :
Courrier International, Hors-Série, octobre-novembre-décembre 2008.
Article d'Ignazio Marino
Copyright Courrier International
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire