"Le trafic d’organes est une réalité, même en Europe. En Suisse, la loi est efficace mais doit être surveillée de près, pour ne pas basculer dans la 'zone grise' qui ouvre la porte au commerce.
Entre la vente d’une voiture, d’un terrain ou d’un chihuahua, se glisse presque comme si de rien n’était celle d’un rein. On est sur Internet, sur un site de petites annonces. Et les propositions de vente fusent. Pour des milliers de francs, des jeunes hommes et femmes se disent prêts à céder une partie de leur corps. Enfin, le rein surtout, l’organe qui arrive en pole position du trafic.
Selon les informations communiquées sur le site, les offres viennent de France ou encore de Belgique, des pays qui n’évoquent pas vraiment des artères gonflées par la pauvreté. Et où le trafic d’organes est interdit. Annonces factices, propositions sérieuses ? 'Cela fait des années que des personnes souvent pauvres proposent de vendre leurs organes sur Internet', souligne Ruth-Gaby Vermot-Mangold, membre du Conseil de l’Europe et auteur d’un rapport sur le trafic d’organes en Europe.
Un organe contre une poignée de billets. Un commerce d’être humains, mais en morceaux. Le trafic d’organes n’est pas cloisonné aux sordides prisons chinoises. En Europe aussi cette réalité existe.
'Le trafic d’organes est un problème qui doit être réglé au niveau international', relève Thomas Gruberski, qui a effectué un travail de doctorat en droit sur la question de la vente d’organes*.
Des lois efficaces…
Marqué par le sceau du secret, le commerce d’organes est particulièrement délicat à déceler. Le seul moyen pour les pays de se prémunir consiste donc à instaurer des lois efficaces. 'Le trafic d’organes est difficile. C’est un médecin qui doit enlever l’organe. Ce dernier doit être transplanté en très peu de temps, et ne supporte donc pas un long voyage. Par conséquent, si les pays sont bien organisés, contrôlent le suivi des organes et respectent les lois mises en place, le trafic n’est quasiment pas possible', note Ruth-Gaby Vermot-Mangold.
En Suisse, comme dans tous les pays européens, la loi prohibe le commerce d’organes. En notant qu’'il est interdit d’octroyer ou de percevoir un quelconque avantage pécuniaire ou un autre avantage pour le don d’organes, de tissus ou de cellules d’origine humaine.'
'Ici, les organismes comme Swisstransplant (ndlr : Fondation nationale suisse pour le don et la transplantation d’organes) n’utiliseraient pas des organes sans vérifier et être certains de la provenance de ceux-ci. Ces institutions savent qu’il faut faire très attention, car on bascule vite dans une zone grise où il existe un trafic', relève Ruth-Gaby Vermot-Mangold.
Si dans toute l’Europe, en vertu de la protection des droits de l’homme, les lois s’entendent pour interdire le trafic d’organes, elles diffèrent pourtant sur plusieurs points, notamment sur la définition du lien entre le donneur et le receveur. Ainsi, au Danemark ou en Italie, un lien de parenté doit exister entre donneur et receveur. En Allemagne, la loi étend la possibilité de transplantation entre des personnes entretenant des liens émotionnels particulièrement forts. Tout comme en France, où les conjoints des parents du receveur ou encore une personne qui vit depuis plus de deux ans avec le receveur, peuvent prétendre au don.
Par contre, en Norvège, en Espagne, en Autriche ou en Suisse, les lois se font plus larges et aucun lien particulier n’est obligatoire entre le donneur et le receveur. Une situation qui peut ouvrir la porte à une 'zone grise'.
Pas infaillibles
'La réglementation constitue un grand dilemme. D’un côté, c’est bien si des amis peuvent être donneurs. Mais d’un autre côté, cela peut aussi amener à un trafic ou à une transplantation dans la zone grise. On a eu connaissance de cas où le receveur a amené un faux ami avec lequel il ne savait même pas s’entretenir en raison de la barrière linguistique', note Ruth-Gaby Vermot-Mangold.
Ainsi, dans les pays où aucun lien n’est obligatoire entre le donneur et le receveur, la loi ménage des petites portes au trafic. Mais, selon Thomas Gruberski, ces pays, dont la Suisse, se sont pourtant avancés sur la bonne piste en libéralisant leur lois.
'Les lois restrictives ne sont, à mon avis, pas judicieuses. Car elles peuvent entraîner des situations de fortes pressions, où le donneur ne prend pas sa décision avec son libre-arbitre. Si on imagine une famille avec la mère qui a besoin d’un rein et un enfant sur les cinq qui est compatible avec elle, cet enfant subira peut-être des pressions. Il peut également y avoir commerce au sein de la famille, avec la promesse d’une plus grande part d’héritage pour le donneur par exemple. Pour ces raisons, il est important d’élargir le cercle des donneurs autorisés.'
Transplantations à l’étranger
Pour lutter contre le trafic d’organes, certaines voix s’élèvent même en faveur de la libéralisation totale, comme celle de la philosophe et bioéthicienne anglaise Janet Radcliffe Richards. Son credo ? Libéraliser le commerce d’organes pour mieux le contrôler et offrir un meilleur suivi médical aux donneurs.
Une position que Ruth-Gaby Vermot-Mangold estime dangereuse : 'Les personnes qui vendent leur rein, le font souvent sous la pression de la pauvreté. Et même si on mettait en place un suivi médical pour les donneurs dans les pays pauvres, beaucoup n’en bénéficieraient pas.' Car souvent, les gens qui acceptent de donner leur organe se trouvent dans une situation extrêmement précaire et n’ont pas les moyens de se faire soigner.
C’est cette précarité qu’exploitent certaines personnes des pays plus développés pour se procurer un organe. Car si obtenir un organe en provenance du trafic dans son propre pays est difficile, il est moins compliqué de se rendre à l’étranger pour une transplantation.
'En Suisse, nous avons récemment effectué des recherches approfondies et nous n’avons découvert aucun cas de receveur qui s’est rendu au-delà des frontières, notamment en Chine, pour se faire transplanter. Mais cela ne veut pas dire que ça n’existe pas', remarque Franz Immer, directeur de Swisstransplant.
Mais, selon un questionnaire sur le trafic d’organes effectué en 2004 par le Comité directeur de bioéthique et le Comité européen de la santé, dans plusieurs pays européens des personnes se rendent à l’étranger pour subir une transplantation. En France, des receveurs se déplaceraient en Afrique, en Chine, en Inde ou encore en Turquie. En Belgique, ce pays est même considéré comme une plaque tournante du trafic.
D’ailleurs, les donneurs moldaves rencontrés par Ruth-Gaby Vermot-Mangold dans le cadre de son rapport ont vendu leurs reins en Turquie. Au départ, un travail devait les attendre dans ce pays au carrefour de l’Europe et de l’Asie. Mais une fois arrivés sur place, les promesses d’emploi se sont envolées. Par contre, pour rembourser leur voyage, on leur a proposé de vendre un de leur rein, pour 2000 à 3000 euros (entre 2700 et 4000 francs suisses).
Ils ont accepté. Après cinq jours, ils ont dû quitter l’hôpital. Puis, ils sont rentrés en bus en Moldavie, un organe en moins, quelques francs en plus. 'J’ai revu l’un d’entre eux. Grâce à l’argent, il a acheté une petite maison à sa famille, mais sa santé va très mal', note Ruth-Gaby Vermot-Mangold."
Laureline Duvillardhttp://www.armees.com/
*"Das strafrechtliche Verbot der entgeltlichen Organspende und des Organhandels gemäss schweizerischem Transplantationsgesetz - Begründung, Wesen und Problematik", Thomas Gruberski, en cours de publication.
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