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Greffe du visage, greffe de sens

Nul espace du corps n'est plus approprié pour marquer la singularité et signaler le lien social.


"La greffe opérée la semaine dernière à Lyon par l'équipe du professeur Dubernard soulève d'innombrables questions anthropologiques. Pour les sociétés occidentales, le visage cristallise le sentiment d'identité. Sous une forme vivante et mystérieuse, il traduit l'absolu d'une différence individuelle en même temps que l'affiliation à un groupe. D'emblée le visage fait sens, nul espace du corps n'est plus approprié pour marquer la singularité et la signaler au coeur du lien social. Par lui l'homme est reconnu, identifié, aimé. Avec le sexe, il est la matrice la plus forte du sentiment d'identité".

"Un homme qui refuse d'accomplir une action qu'il réprouve le fait par crainte de 'ne pouvoir ensuite se regarder en face'. Mais, sans avoir commis de faute, l'homme défiguré est épinglé à cette impossibilité. Une blessure laissant une cicatrice profonde à un bras ou à une jambe, ou sur le ventre, ne met pas en question avec autant de virulence le sentiment d'identité, surtout si elle n'entraîne aucune séquelle fonctionnelle. Toute altération du visage ébranle la personnalité même du sujet. A travers lui se jouent la signification et la valeur même de l'existence. L'expérience douloureuse de la défiguration rappelle que l'homme ne vit pas seulement dans un corps physique. S'il en était ainsi, aucune blessure au visage, à moins qu'elle ne fût fonctionnelle, ne pourrait empêcher quiconque d'exister comme si de rien n'était. L'homme vit d'abord dans un corps imaginaire, il l'investit de significations et de valeurs, avec lesquelles il intègre le monde en lui et s'intègre lui-même au monde. La défiguration introduit une rupture brutale au coeur de l'alliance toujours plus ou moins problématique, mais néanmoins vivable, du corps réel et de l'image que l'individu s'en fait.

Provisoirement ou durablement, l'homme défiguré vit la suspension de soi, la privation symbolique de son être que seule une mobilisation de toute la volonté peut permettre de reconstituer. Il a le sentiment que son identité s'est défaite et s'écoule à chaque regard de soi ou de l'autre. De nombreuses personnes se sentent exclues d'elles-mêmes et du monde, en deuil de leur être propre, tout en continuant à exister. La défiguration est une mise à mort symbolique. La capacité de surmonter l'épreuve et de retrouver dans sa plénitude le goût de vivre antérieur est liée à l'expérience propre de l'acteur, à sa situation sociale et culturelle, à son âge, aux qualités aussi de son entourage. Mais parfois celui-ci éprouve le démantèlement de son être, l'éradication brutale de tout ce qu'il était auparavant et dont la perte paraît définitive. La défiguration n'est pas une maladie dont on peut se relever en allant doucement vers la convalescence ou une blessure s'acheminant vers une cicatrisation sans conséquence, elle est dépossession, arrachement. Elle est l'équivalent d'une mutilation, même si l'individu ne perd aucun membre et que seuls ses traits sont touchés. Elle ne laisse d'autre choix que d'en accepter l'issue et de s'en remettre à la longue épreuve des opérations successives de chirurgie esthétique. Elle pose un masque sur le visage à la manière d'un bain d'acide. Ne plus avoir figure humaine est une métaphore pour dire la mort.

Perdre son visage, psychologiquement et socialement, c'est en effet perdre sa position au sein du monde. Il dépend des ressources intimes de l'acteur de 'faire face'. La visibilité de la défiguration est inéluctable ; pis encore, elle affiche l'indignité sociale de l'acteur qui ne peut se dissimuler sous aucune protection, aucun masque, aucun faux-semblant. Elle saute aux yeux de tous et appelle le regard curieux des passants et la gêne de ses interlocuteurs qui en sont à leur premier contact.

Dans ce contexte humainement lourd, une greffe du visage est d'abord une chirurgie du sens, elle vise à restaurer le goût de vivre d'un patient amputé d'une part essentielle de ce qui fonde son rapport au monde et qui souffre, au double sens du terme, de ne pouvoir se regarder en face ni de pouvoir se reconnaître dans cette figure d'effroi. L'opération ressemble à une remise symbolique au monde. Mais greffer un visage consiste d'abord à greffer une identité, l'opération est un séisme pour les assises de la personne. Recevoir le visage d'un autre, c'est s'exposer à ne plus se reconnaître, à ne plus pouvoir se regarder sans percevoir un autre désormais épinglé à soi. Certes, il ne s'agit pas là d'une duplication du visage d'emprunt, la greffe du visage se remodelant pour une part sur la structure osseuse du receveur, mais ce dernier ne retrouve pas tout à fait son visage ni ne sera indemne du choc en retour de l'altérité qui l'imprègne. Ce visage ne sera pas le même que le précédent. Le risque de se sentir 'possédé', 'dépersonnalisé', est tangible pour des personnalités fragiles et qui n'y auraient pas suffisamment réfléchi auparavant.

Une greffe d'organes ou de tissus n'est pas toujours une expérience aisée pour le patient : un ébranlement identitaire l'accompagne de façon plus ou moins aiguë et durable. Indépendamment d'une sévère médication et du contrôle exigeant imposé par la lutte contre les infections et le rejet, le transplanté vit souvent l'organe reçu comme un cadeau empoisonné. Contrairement à une vision mécaniste du corps humain, il n'est pas indifférent de soustraire au corps de l'un pour donner à l'autre afin de le guérir de ses maux, une telle intervention bouleverse le sentiment d'identité du malade. D'abord en ce qu'elle rend débiteur de l'homme sur qui reposait le pari du prélèvement. Dans les sociétés humaines, le don appelle une réciprocité qui garantit l'égale dignité des partenaires de l'échange. Recevoir implique de restituer sous une forme ou sous une autre. Les greffes d'organes ou de tissus soulèvent la question du sacrifice, du prix symbolique à payer pour la restauration d'une santé plus propice, ici pour le recouvrement d'un visage moins abîmé, plus acceptable socialement, et si possible proche de celui qui a été amputé. On peut imaginer que certains patients soient prêts à risquer le tout pour le tout dans une sorte d'ordalie, car leur existence est désormais privée de sens.

Si vivre défiguré est une souffrance sans fin qui arrache à soi, on comprend que ce choix a un sens, même si le prix à payer risque d'être lourd. Outre la sévère contrainte de la prise quotidienne des médicaments antirejet, outre le fait que le visage restauré ne sera pas tout à fait le visage perdu, il importe aussi d'être lucide sur les enjeux identitaires, l'ambivalence possible face à un visage marqué d'ambiguïté".

Source :
David LE BRETON, professeur de sociologie et d'anthropologie à la faculté des sciences sociales de Strasbourg.
Dernier ouvrage paru : "Des visages". Essai d'anthropologie, Métailié, "Sciences humaines"
Libération.fr

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